Prélude

« Un voyage de 1 000 kilomètres commence toujours par un pas »

Au petit matin du 28 août 2015, toutes mes affaires sont prêtes dans l’entrée de mon petit appartement Alsacien ; Je suis physiquement en forme, et mentalement affûté, il ne reste plus qu’à terminer une matinée au travail avant de sauter dans le train qui m’amène à Paris.

Demain je serais encore en transit, dans l’avion qui m’emportera d’abord à New Delhi, puis enfin à Leh, capitale du Ladakh.

Le Palais de Leh – Capitale du Ladakh

­

En attendant mon vol, je commence par une nuitée au “Citizen M” à Paris, un hôtel 4 étoiles tout confort en bordure des pistes de Charles De Gaulle. On a connu plus rustique comme hébergement !

L’occasion de me reposer encore confortablement, histoire de vivre au mieux les transports et les éventuelles tracasseries de mon arrivée en Inde, mais aussi l’occasion de faire calmement le point sur ce qui m’attend.

Après avoir eu le plaisir d’expérimenter quatre semaines de trekking au Népal en 2012, accompagné, et en “pension” dans les lodges du chemin, je souhaitais ardemment me lancer dans ma toute première Grande Aventure ; Je l’ai choisie belle, difficile, solitaire et lointaine.

Nous sommes alors fin de l’année 2014, et je viens d’encaisser deux années très compliquées sur le plan émotionnel. Tant mieux, cela aura au moins servi de déclic pour oser me lancer de manière indépendante à l’assaut de mes rêves les plus fous. Je ressens le besoin intense de partir loin, seul, et de me confronter à toute la beauté et la complexité de l’itinérance au coeur d’un environnement sans commune mesure avec ce que je connais.

Démesure et couleurs de la vallée de l’Indus

­

Les photographies d’Olivier Föllmi sur le Zanskar reviennent sans cesse sur l’écran d’ordinateur du boulot, je compulse frénétiquement les forums et les sites en tout genre, je glane des informations parcellaires, m’évade sur Google Images ; C’est décidé, va pour le Zanskar !

Il s’agit d’une région montagneuse et désertique à la fois, située en Inde, dans l’état de Jammu et Cachemire ; Une région coincée entre les puissances militaires de l’Inde, du Pakistan et de la Chine, et qui connaît des conflits récurrents pour la spoliation de ses terres alternativement par l’un ou par l’autre.

C’est – littéralement – un petit Tibet, peuplé à 95% de bouddhistes et niché à plus de 3500m d’altitude ; D’immenses vallées déchirent les flancs des montagnes qui culminent ici à plus de 7000m, et où les neiges éternelles scintillent par delà l’ocre de la terre.

La dureté du climat, la sécheresse, l’altitude et l’isolement, couplés aux couleurs et aux contrastes sans équivalence ont achevé de me convaincre.

“Vous me faites penser à Bear Grylls, mais en vrai”

Cette phrase culte est prononcée le 29 août au petit matin par l’hôtesse qui vient de me refuser mon sac à dos : trop gros qu’elle dit (j’espère alors qu’elle veut bien parler du sac).

Me voilà à arpenter les sombres contre allées de Charles De Gaulle pour déposer mon précieux dans un chariot qui, je le souhaite, arrivera bien à destination. En chemin et à la vue des 23Kgs de mon petit bagage, la dame en vient à s’enquérir de mon programme ; A la lecture de celui ci, elle s’exclame la phrase ci dessus – qui m’occasionne un sacré fou rire – en ajoutant que lui au moins il a un cameraman en cas de problème.

Aucun problème, j’ai choisi d’être seul, et puis cela reste de la “randonnée” rien de plus.

Le sac déposé, la suite est invariable : attente, file d’attente, attente du décollage, attente des repas, et attente de l’atterrissage 9 heures plus tard. A Dehli, je remarque la douceur et la délicatesse des bagagistes, alors que mon sac à dos présente quelques petites déchirures ; Fort heureusement, ce n’est pas compromettant pour l’intégrité de la structure et du portage.

Je n’ai presque pas dormi dans l’avion, les écrans étaient totalement en panne depuis le départ (merci la French Qualité d’Air France) et je viens de faire la stupide stupidité, à 23h30, de sortir de l’aéroport de New Dehli, climatisé, et dans lequel je ne peux maintenant plus retourner !

Une vie de chien, cette affaire là !

­

Je vais donc patienter 2 heures dehors, à onze heures du soir, avec 34 degrés et 99% d’humidité (fin de mousson oblige), avec pour seule distraction deux jeunes Indiens qui viennent faire un selfie, fascinés par mon tatouage (Bravo Leeloo, tu es célèbre en Inde maintenant ^^).

Je monte dans une navette qui, je suppose, se dirige vers le terminal domestique, même si personne à bord ne semble savoir où elle va – pas même le chauffeur ; Bienvenue en Inde ! Finalement, j’arrive à bon port, où je sympathise avec un petit groupe de 4 français.

Après déjà plus de 26 heures sans dormir, je m’installe à bord de mon vol pour Leh – capitale du Ladakh et point de chute – dans lequel je ne pourrais pas davantage m’endormir ; En effet, nous allons, pendant près de 30 minutes, assister à un lever de soleil comme je n’en ai plus jamais revu depuis.

Par dessus l’Himalaya et tout proche du Karakoram, les premiers rayons percent un ciel orange vif et viennent frapper les plus hautes montagnes de la planète, qui brillent comme des diamants de chaque côté de l’appareil. Tout le monde se lève, échange les places, et reste stupéfait devant un tel spectacle. La lune est pleine et haute dans le ciel, tandis qu’en dessous de nous s’éveillent d’immenses colosses vêtus d’un blanc immaculé.

Alors que l’appareil survole maintenant la vallée de l’Indus, à l’approche de Leh, je contemple pour la première fois ce pays aux paysages dévastés par l’érosion, aux vallées béantes et verdies. Je suis estomaqué, impressionné par cet environnement.

« Voyager n’est pas toujours joli, pas toujours confortable. Parfois, il te fait mal, il te brise même le cœur. Mais ça va… Le voyage te change, il doit te changer. Il laisse des traces sur ta mémoire, sur ta conscience, dans ton cœur, et sur ton corps. Tu prends quelque chose avec toi. Espérons que tu laisses quelque chose de bon derrière »

Sorti de l’aéroport, je me rend compte que je n’ai pas pu récupérer d’argent liquide à Dehli ou ici, et donc, que le taxi sera avantageusement remplacé par mes pieds durant deux petites heures de marche. Trop fatigué pour songer à prendre le taxi et à le payer au premier distributeur sur le chemin, je me lance avec mon énorme bardas en direction de la ville.

Dans les ruines de maisons et les dédales de ruelles, je m’arrête devant une église catholique tout de blanc vêtue, parcourue de jolis vitraux, puis devant un “refuge pour nones” tout proche ; Je savais le Ladakh partagé entre bouddhisme et islam, mais j’ignorais cet aspect catholique.

Vache sacrée, sacrée vache !

­

Deux bonnes heures après être sorti de mon avion, me voilà à franchir le seuil du Yak Tail Hotel, à proximité d’une rue fort animée du centre. Je loge au deuxième, avec vue sur la montagne et le Palais de Leh, et au dessus du joli petit jardin au centre des bâtiments.

Puis soudain, les affaires déposées en chambre, il se passe quelque chose de fort peu agréable : je suis malade, très sérieusement malade. Un mal aigu des montagnes. Quel crétin ! Marcher deux heures à 3500m d’altitude, le sac chargé, après 30 heures sans dormir, je m’attendais à quoi d’autre ?

A cette altitude, on ne fait aucun effort pendant deux bonnes journées, justement pour éviter ce genre de problème ! Et me voilà à dormir sur ma table, devant mes oeufs durs et mes légumes, l’impression de cuver d’une ivresse déraisonnée, la tête prise dans un étau.

Malgré mon état de délabrement, je poursuis mes nauséeuses aventures en explorant un peu les alentours, discutant avec le patron d’une échoppe qui organise de sacrées sorties VTT, avec des machines haut de gamme ; Peu commun ici.

La « grande rue piétonne » de Leh

­

Mais surtout, je réserve mon taxi pour le surlendemain, à 6 heures du matin, direction le petit village de Kanji, départ de mon trek. Sur le chemin du retour, je croise quatre jeunes britanniques équipés de piolets et autre matériel de montagne. Je vais à leur rencontre pour me renseigner sur la meilleure façon de faire le plein d’essence de mon réchaud, et je repars avec suffisamment de paraffine pour remplir ma bouteille ! Thanks guys !

Les quatre reviennent d’un périple glaciaire exploratoire autour de Padum, dans des coins non répertoriés, et n’ont même pas de billets retour… De vrais aventuriers !

Flower power

­

Lorsque je passe à table ce soir, c’est en compagnie de Serge, un compatriote français, qui s’élance aussi dès demain dans une traversée en solitaire du Zanskar. Nos chemins ne seront pas identiques, mais peut être nous reverrons nous à l’issue de ce voyage.

La nuit sera difficile, malgré une fatigue monstrueuse ; Les chiens errants hurlent à la mort dans les rues autour de l’hôtel, une torture musicale.

La journée du 31 août sera calme, passée à flâner en ville, faire un peu de change, et monter tranquillement au Palais de Leh, au dessus de la ville. La vue y est bien trop belle, c’est une nécessité d’y monter pour s’asseoir et rêvasser devant de tels paysages.

Lorsque le soir tombe, j’essaye de garder un rythme de croisière et de m’efforcer à ne pas dormir avant 23 heures, histoire de rester dans des habitudes qui m’aideront à mieux encaisser le décalage horaire et la fatigue des premiers jours ; J’en profite pour retourner manger en face de l’hôtel, au bien sympathique “Gesmo Restaurant” où je suis désormais seul français à bord.

Serge est parti cet après midi pour “son” Zanskar, et quant à moi, je vais doucement me coucher pour pouvoir entamer le trek dès demain matin.

En route !

Namaste ! J’aurais à peu près les mêmes yeux le lendemain matin à 6 heures !

Des débuts difficiles

C’est l’histoire d’un mec – pseudo aventurier – qui se perd en montagne, loin de chez lui, loin de tout ; L’histoire d’un mec qui en veut à la planète entière, qui craque, veut renoncer, et pourtant, trouve la force de continuer.

Le 01 septembre à 06h00, le 4×4 m’attend devant la porte de l’hôtel, comme convenu deux jours plus tôt.

Jusqu’à Kanji, situé à 4 heures de route de là, j’aurais un passager avec qui converser en anglais, de même que le bavard chauffeur. Tant mieux, ça ne rend que cette partie plus agréable.

Pourtant le paysage qui défile sur le bord des routes se suffit à lui même, et n’appelle pas nécessairement à grands commentaires, hors les classiques onomatopées que l’on devine aisément ! Des prairies jaunes et vertes s’étalent sous un ciel d’azur, au pied de pics élancés d’une taille inimaginable.

Les vallées se suivent et ne se ressemblent pas toujours ; Quand bien même elles seraient identiques, le ciel changeant de manière perpétuelle vient offrir son balais d’ombres et de lumières, pour mieux souligner la beauté des lieux.

Sculptures

­

Après m’être vu offrir le thé en bord de route par le chauffeur, nous poursuivons notre route et croisons le très célèbre monastère de la Lamayuru, point de départ habituel de la “G.T.Z.” la Grande Traversée du Zanskar.

J’ai choisi de ne pas démarrer d’ici, préférant un itinéraire bien plus sauvage et bien moins consensuel.

Le lieu est pourtant sublime, les bâtiments suspendus au dessus de la vallée semblent accrochés de manière précaire sur des rochers plusieurs fois millénaires. La route quant à elle a décidé de se rebeller à partir de cet endroit ; Les pierres déchirent la chaussée, et le goudron s’en est doucement allé.

Après moult péripéties véhiculées, me voici déposé au petit village de Kanji, seul avec mon sac à dos, prêt à me confronter à cette traversée du Zanskar tellement fantasmée.

Bienvenue à Kanji ! C’est ici que tout commence.

­

Je vais découvrir aujourd’hui que les premières fois sont certes inoubliables, mais également parfois très difficiles ; Il faut l’accepter. Apprendre à s’aventurer aux confins de la planète se fait à petits pas, prudemment, par accumulation d’expériences de plus en plus développées, et non lors d’un face à face démesuré.

J’ai choisi en tout conscience de m’engager dans un très grand périple, dans une zone de haute altitude, seul, sans aucun moyen de communication (mon téléphone est délibérément resté dans un tiroir de ma chambre, en Alsace) ni gps, pour près de trois semaines ; Cela, sans autre expérience que le Népal, à deux, sur des sentiers faciles d’accès et avec des villages et des hordes de touristes un peu partout sur le chemin !

Me voilà donc, 1 heure 30 après mon départ, à être “remis dans le droit chemin” par des locaux, qui m’ont vu doucement m’égarer dans l’embranchement de deux vallées ; Et une heure après ces péripéties, me voilà suspendu dans des pentes d’éboulis, 50 mètres au dessus de la rivière, où je manque plusieurs fois de me tuer.

Décidément, il n’est pas simple d’être un parfait débutant en des lieux pareils.

Dans les cultures peu après le village de Kanji

­

Pour finaliser cette première journée de bonheur, mon acclimatation est réellement pourrie, grâce au mal des montagnes du premier jour (et maintenant, à 4000m, ce n’est pas franchement mieux) et mes chaussures sont trempées après une traversée de rivière où je n’ai pas fait suffisamment attention.

Cette journée de huit heures de marche m’aura laissé exsangue, vide. Je monte ma tente je ne sais comment, au bord de l’eau, dans une vallée splendide et très encaissée, et peine à me nourrir. En revanche, aucune peine à trouver le sommeil ce soir là ! Mes pieds sont déjà ruinés par 4 heures de marche avec des chaussures humides, le tout dans des pierriers instables le long du lit de la rivière.

Je note dans mon carnet que “le lyophilisé, c’est dégueulasse” mais rétrospectivement, la fatigue absolue devait sans doute altérer mes fonctions gustatives et rendre mes critiques culinaires obsolètes.

Le 02 septembre au matin, toute cette fatigue n’y aura rien fait, je suis toujours bien malade et je n’ai presque pas dormi ; Le repas du soir m’a laissé nauséeux toute la nuit, et le petit déjeuner est compliqué. A 7 heures 30, malgré tout, je suis prêt, et je prends congé de mon site de bivouac.

Je n’aurais pas imaginé à quel point mes facultés mentales étaient altérées par mon état ces jours là ; En me remémorant ces premiers jours, et avec l’expérience acquise, c’était déraisonnable de continuer mon aventure. Mais cette déraison m’a conduit où je suis aujourd’hui, alors je n’ai aucun regret, seulement des remerciements !

En effet, je ne trouve pas le départ du sentier vers le col du Kanji La, et me trouve à remonter des sentes et des pierriers vers un glacier qui n’est pas le bon. 1000m de dénivelé pour rien, en altitude, jusqu’à buter à 5200 mètres et à me rendre compte de mon erreur, 5 heures 30 après être parti. Je suis dégoûté, mais pas abattu. Après tout, il me reste beaucoup de jours d’autonomie, je peux gérer tranquillement mon rythme. Les “jours de secours” que j’ai calé dans mon trek sont faits pour ça.

Tout concordait avec le bon itinéraire, la sente, les crottes de mules, le relief ; Mais non, je descend, et je pose la tente sur un éperon au dessus de la vallée où je campais hier soir, les pieds douloureux et la tête lourde.

A défaut de trouver le bon chemin (qui est en fait sur la bosse sableuse éclairée par le soleil à droite) j’aurais au moins trouvé une belle vue

­

J’aurais au moins une très belle vue, et eu le privilège de croiser dame marmotte, et deux lynx, trop rapides pour que j’ai le temps d’en faire une photo.

Lorsque je me lève ce 03 septembre, c’est au son des chevaux qui carillonnent près de la tente, et d’un homme qui m’appelle “Djule ! Hello Sir” tout à côté. Je n’ai toujours pas beaucoup dormi, et je me lance dans une nouvelle journée à remonter une autre vallée, jusqu’à un autre glacier, et à me prendre un autre “But” en voyant que ce n’est toujours pas le bon chemin !

Une autre journée de perdue, qui a eue pour seule vertu de me faire poser les pieds sur un glacier et dans un vallon qu’aucun autre voyageur n’a du voir depuis longtemps.

Là haut, on ressent rapidement l’hostilité de ces montagnes où l’homme ne semble pas vraiment être le bienvenu

­

A la descente, je retourne à mon campement du premier soir, déprimé, fatigué, éteint et démotivé ; Je le dépasse et continue à descendre vers Kanji, sans trop savoir quoi faire. Le lit de la rivière réveille mes orteils déjà très abîmés, je ne pense plus à rien, je n’en ai pas envie. Je viens de subir une grosse déconvenue.

Lorsque j’arrive au carrefour de trois vallées, à deux heures de Kanji, je m’assois sur une pierre et me laisse assaillir par mes doutes :

Je ne suis peut être pas fait du bois de l’aventure, je n’ai sans doute rien à faire ici, je me suis surestimé et j’ai sous estimé ces montagnes.

Au carrefour de ces vallées, je vais rester assis longtemps à mâcher mes démons intérieurs.

­

Fort heureusement, avant que – très certainement – ne germe l’idée d’abandon, j’entrevois un muletier et sa bête, suivi bientôt par trois personnes ; Tous se dirigent vers le haut de la vallée que je viens de descendre, et que mon orgueil et ma fierté me poussent à remonter derrière eux.

Je rejoins la caravane au campement du premier jour, où le guide – présent avec un couple d’allemands – me montre un sentier qui part presque en face, en direction du Kanji La ! J’ai raté ce chemin à 4 reprises, et il est juste sous mes yeux ! Les sentiments de joie intense et d’infinie colère (envers moi même) se mélangent violemment…

Ce soir, j’irai m’allonger dès 19 heures. Même si je ne dors que trop peu, il me faut laisser l’organisme se reposer et l’esprit se mettre un peu en veille après ces trois premiers jours bien trop intenses.

Je me sens moralement guéri, et prêt à combattre les douleurs physiques infligées par mes pieds et mon dos ; Ce n’est que le tout début du voyage, et le tout premier col à franchir, mais j’ai la sensation d’avoir retrouvé la foi en moi même, et un courage inébranlable pour aller jusqu’au bout de cette expérience.

Une très belle vallée, où très rares ont été les voyageurs à s’y aventurer / à s’y perdre.

Du Kanji La à Hannumil

« Lorsqu’elle s’enfuit, la route est la seule amante qui vaille la peine d’être suivie »

– Première moitié du chemin –

Que la nuit fut fraîche au bord de l’eau ; Lorsque je me réveille au petit matin du 04 septembre, j’ai de la glace plein la toile de tente. L’humidité du torrent couplée aux températures nocturnes m’a fortement empêché de dormir.

“Debout” vers 06 heures, j’ai pris l’habitude d’une certaine routine (que j’applique toujours, des années plus tard, comme quoi, elle n’était pas si mal cette routine là) en rangeant un minimum dans la tente, puis en mangeant mon petit déjeuner composé exclusivement d’un cake saveur chocolat, très digeste et rassasiant, le tout enfermé dans mon duvet.

Après avoir plié bagages, et encore tout frigorifié, le “cook” et le guide m’offrent le thé, que j’accepte avec un immense plaisir.

En haut de la première montée – raide – vers le Kanji La

­

Remis un peu en forme par le repos physique et mental, il est temps d’attaquer cette grosse bavante qu’est la montée au Kanji La, à près de 5200m ; Et je ne tarde pas à me rendre compte qu’entre le sac à plus de 22kg, la fatigue, les pieds cabossés et l’altitude, cette montée va être éprouvante.

Dès le départ, il nous faut grimper une sente de chèvre, dans des éboulis de sable et de petites pierres instables, pour environ 300m de dénivelé, avant d’arriver à un sentier bien plus doux qui serpente sur quelques kilomètres, jusqu’à la moraine du glacier. A partir de là, la pente se redresse à nouveau, très fortement, jusqu’au col.

Les nuages font danser les ombres sur le long sentier qui monte au col

­

Le Kanji La est encore loin, bien caché à droite derrière les rochers.

­

A l’approche de celui ci, nous voyons descendre une dizaine de touristes accompagnés de guides et muletiers, et d’une quinzaine de mules ; Pour un itinéraire réputé confidentiel, ça fait bizarre ! Et ce n’est sans doute rien par rapport à la traversée classique au départ de Lamayuru, d’autant que nous ne sommes plus en pleine saison.

Au col, il faut s’abriter derrière deux petits rochers et partager la place. Le vent souffle terriblement fort, et m’empêche de tenter d’accéder au petit sommet situé environ 150 mètres au dessus de nous, et qui m’offrirait sans aucun doute une vue démentielle.

Depuis le col, on se retourne sur le chemin de montée. Au loin, le relief s’élève à plus de 4000m d’altitude. Des paysages uniques !

­

Drapeaux de prières au Kanji La à 5200m

­

De l’or et du grenat sous la blancheur immaculée des hauts sommets

­

Inimaginable de monter sur cette crète alors que nous peinons à tenir debout sur le col tellement les rafales sont puissantes ! Tant pis, ce ne sera qu’un demi regret.

La descente est très longue, et il nous faut près de 3 heures à bon rythme, dans des cailloux instables, pour parvenir au camp situé tout en bordure de l’eau, sur une petite terrasse à 10 mètres au dessus du torrent. C’est un endroit superbe, et je regrette aujourd’hui de ne pas avoir réussi à faire de photos de ce tout petit recoin au milieu des gorges abruptes.

Après 10 heures d’une marche éreintante, je monte ma tente aussi lentement que mon corps me l’autorise ; Beaux joueurs, le cook et le guide me proposent un plat de riz et une soupe à la tomate qu’il m’est absolument impossible de refuser ! Je partage le repas de Dieter, le client allemand de plus de 60 ans, avec les Ladakhis et le cook Sherpa. La femme de Dieter reste quant à elle sous tente, encore un peu malade visiblement, et certainement encore plus épuisée que moi.

Dieter, un aventurier à la vie bien remplie !

­

J’apprend que le couple a réalisé des voyages complètement fous au gré des années : Traversée du Nord de la Sibérie au Sud de la Chine en passant par le désert de Gobi ; Traversée de l’Amérique du Sud, ou encore de l’Alaska, traversée de l’Europe continentale de la Russie au Sud du Portugal, et j’en passe. Ils ont passé leur vie à voyager ; Comme je les envie.

En tout cas, lorsqu’enfin je me jette sous la tente ce soir là, c’est du sommeil du juste que je m’endors !

« Voyager rend modeste. Vous voyez quelle petite place vous occupez dans le monde »

Le 05 septembre devrait être une journée plus tranquille que la précédente, avec moins de dénivelé et moins de kilomètres ; De ce fait, le départ n’est pas trop matinal, et le pas est plutôt lent.

Nous traversons la rivière, avant de nous élever assez franchement sur l’autre rive. Ensuite, pendant près de 04 heures, le sentier s’étire en balcon au gré de paysages très minéraux, caractéristiques de la région.

Dans la vallée d’en face existe un petit chemin secret… encore un ! Il me faudra revenir, pour explorer un peu plus ces montagnes.

­

L’eau est une denrée rare dans ces déserts d’altitude.

­

L’eau qui descend des sommets n’est que mince filet la plupart du temps, pourtant la rivière que l’on suit gronde très nettement sous nos pieds. L’élément aquatique est rare dans ces montagnes, mais on devine aisément sa puissance et son importance d’après l’érosion et la largeur des fonds de vallées.

Contrastes et couleurs sont au diapason aujourd’hui, et nous évoluons pour la première fois au milieu de petits buissons ; Mais l’apogée de la journée sera la vue d’un vallon perpendiculaire au nôtre, au fond duquel trône de grandes cimes ornées d’un magnifique glaciers et de roches couleur grenat. Sublime !

Des couleurs et des formes sublimes.

­

J’entreprends de nettoyer un emplacement pour la tente, avant de réaliser un joli petit muret pare-vent (qui me prendra deux bonnes heures à finir) devant l’entrée de mon royaume. Vers 17 heures, le vent souffle à grosses rafales, et saute le muret pour venir m’empêcher de faire fonctionner correctement le réchaud.

L’eau tiède est jetée rapidement dans le lyophilisé, et ce qui reste m’offre un gouteux thé froid pour la nuit à venir ; Le vent est glacial, je suis gelé, et il ne me reste qu’à me rouler dans le sac de couchage pour tenter de dormir un peu, avant une nouvelle journée douloureuse.

Car en ce 06 septembre, c’est le Pudzong La que nous aurons à franchir. Je dis “on” car depuis ma rencontre avec les Ladakhis et le couple Allemand, nous faisons route et camps communs ; Non par nécessité, pas vraiment par choix, mais simplement car nous empruntons les mêmes chemins et bien souvent, terminons aux mêmes emplacements de bivouac.

Les mules du couple Allemand en route pour Dibling

­

Détails d’un glacier suspendu aux dimensions gigantesques

­

Le début me rappelle agréablement le premier jour, en cela qu’il faut remonter pendant une heure le lit de la rivière, toujours au milieu de cailloux instables et de taille variable. Le sentier est ensuite plutôt doux pour remonter vers le col.

A l’approche du Pudzong La, j’aperçois plusieurs fois des pans de montagne de couleurs vertes, rouges et orangées ; Je n’ai aucune idée de ce qui donne ces couches colorées à certains endroits de certaines montagnes, mais ces roches sont magnifiques.

Je me sens ridiculement faible pendant les deux heures et demi de montée, et arrivé au col, je n’ai pas l’opportunité de faire une pause : le vent est terrible, et il n’y a aucune protection. De toute manière, la vue est certes très belle, mais moins “scénique” qu’au Kanji La, alors va pour la descente directe !

Le balais des lumières emplit les lieux d’une magie certaine.

­

Nous croisons un groupe important de Ladakhis avec chevaux et yaks, et le guide m’explique qu’il s’agit de médecins et infirmiers itinérants, qui viennent aider Dibling et d’autres villages isolés de manière ponctuelle. Ici, point de route, du moins pas encore.

Nous arrivons au très vert village de Dibling vers 16 heures. La lumière du soir est magnifique, et le village m’a complètement envouté par sa beauté. Entouré de champs cultivés, surmonté d’un gompa et peuplé d’habitations dont les toits sont couverts de la verte chaume fraichement coupée pour l’hiver, c’est un lieu magique et hors du temps.

Les roches déchiquetées surplombent le village

­

Un cadre paradisiaque.

­

Les chaumes sont récoltées et stockées sur les toits pour l’hiver. Dibling sera bientôt entièrement coupée du monde pendant près de 6 mois.

­

Je m’installe pour la nuit sur les berges de la rivière, dans une herbe bien grasse, sur un sol confortable et mou, pour une fois ! Cela soulage d’autant plus que mon matelas perd de l’air pendant la nuit, et je n’ai pas réussi à trouver la fuite.

Au réveil, j’ai la surprise de découvrir des empreintes de pas devant ma tente. J’ai effectivement entendu les chevaux traverser le pont à côté de moi cette nuit, suivis par ce que j’ai pris pour un yak et qui s’est arrêté humer un peu ma tente avant de poursuivre sa route.

C’est en voyant l’excitation chez le guide Ladakhi et les Allemands que je me rend compte qu’il ne s’agit pas du tout d’empreintes de yak, mais de la grande et belle marque des pattes d’un ours ! Le substrat ramolli a très distinctement imprimé ses traces juste devant l’entrée de ma tente ; Cela explique l’agitation des chevaux cette nuit !

Pauvre petit bout attachant… et attaché !

­

Aventurier du quotidien, à l’assaut d’une vie bien rude et difficile

­

Nous quittons Dibling pour une journée dont le thème sera la traversée de rivières. Nous suivons l’Oma Chu, un cours d’eau qui va en grossissant au fil de la journée, et allons devoir le traverser à gué à 6 reprises. Le guide m’a indiqué qu’il existe un petit sentier à flanc de vallée qui descend intégralement l’Oma Chu et qui rejoint le tracé de la Grande Traversée du Zanskar tout au bout ; C’est un chemin de toute beauté selon lui, qui se fait en une journée de marche.

De ce fait, après plusieurs traversées en compagnie de la caravane avec qui je chemine maintenant depuis quelques jours, je prends congé de mes sympathiques voisins de bivouac, et hausse le rythme ; J’ai pour objectif de dépasser leur campement de deux heures environs, pour m’avancer sur le chemin – inconnu – du lendemain.

Le sentier rejoint le lit de l’Oma Chu, qu’il va falloir traverser plusieurs fois aujourd’hui.

­

La dernière traversée aquatique se fait de manière imprudente, seul au milieu d’un torrent déchaîné qui m’arrive aux hanches. Le courant me pousse dangereusement vers l’aval, et je tiens avec peine en équilibre au milieu des flots impétueux. Je me souviens alors qu’un guide de haute montagne suisse s’est noyé par ici deux semaines avant mon départ, pourtant accompagné d’un autre guide et de clients, qui n’ont pas pu le sortir de l’eau.

Je chasse les mauvaises pensées, et me concentre sur mes appuis précaires ; Avec un sac aussi lourd et une rivière aussi grosse, si je tombe, il me sera impossible d’échapper à la noyade. Après seulement deux mètres, je ne peux plus faire demi tour tellement le courant est puissant. Je traverse les presque quinze mètres qui me séparent de l’autre berge avec la peur au ventre, mais aussi l’infinie concentration que procure l’interdiction absolue de chuter ici.

Arrivé de l’autre côté, je me maudis de ne pas avoir attendu le guide ; Un brin de corde tendu aurait été rapide à mettre en oeuvre, et aurait donné l’assurance de ne pas mourir bêtement noyé au bout du monde !

Certains passages sont pour le moins acrobatiques ou périlleux, comme ici, à près de 30m à pic au dessus de la rivière.

­

Tant pis, je gamberge mais j’avance, je ne peux rien faire de plus maintenant et je dois encore trouver un campement à deux heures de là, tout en avançant sur un sentier que je peine à distinguer maintenant que l’obscurité du soir envahit la vallée.

Je m’abrite dans le cercle de pierres d’une petite bergerie, après en avoir nettoyé le sol, et dresse mon abri pour une soirée convenue : souffler, faire à manger, se réhydrater et essayer de dormir.

« ​Si vous pensez que l’aventure est dangereuse, je vous propose d’essayer la routine…. Elle est mortelle ! »

La portion douce de la vallée de l’Oma Chu au creux de laquelle j’ai planté la tente la nuit passée

­

Le 08 septembre, le départ est fixé à 08 heures ; Cela laisse le temps à la lumière de prendre possession de la vallée, en partie, et à mes jambes de se réveiller.

Une première bosse à forte pente met immédiatement le physique à mal. Arrivé en haut, je vois disparaître la rivière loin derrière les montagnes, et loin sous mes pieds.

J’entrevois aussi la difficulté de ce qui m’attend ; Le sentier va suivre les courbes de la vallée et de ses nombreuses combes – toutes d’une taille démesurée – et ainsi me faire tour à tour descendre puis remonter quelques centaines de mètres de dénivelé à chaque reprise. Je discerne déjà 9 passages identiques, et je ne sais pas si l’extrémité de la vallée annonce la fin des hostilités, ou ne fait que les masquer !

Du haut de la toute première bosse, je distingue l’enfilade des vallons sur la gauche, et n’en voit pas la fin. Une longue journée m’attend.

­

Plus loin, toujours plus de ces vallons, de ces montées et descentes interminables, perché plusieurs centaines de mètres au dessus de la rivière.

­

Au fil des kilomètres sous la chaleur écrasante, j’accumule un dénivelé pénible dans les jambes, et me demande à chaque nouvelle montée si cela va être la dernière ; Bien entendu, ce n’est pas le cas, et me voilà déjà à redescendre tout en voyant face à moi une autre fastidieuse ascension se dessiner.

Après 9 heures de ce travail de Sisyphe, je vois enfin se dessiner le fond de la vallée, et sa confluence avec une autre. En bas, des pâturages et une grande maison me donnent la sensation que je suis au bout de mes surprises.

Mais au détour d’un virage, je découvre avec terreur une dernière épreuve :

Le sentier passe à flanc de montagne sur une pente à plus de 50 degrés, en se réduisant d’abord à la largeur d’un seul pied, puis en disparaissant sous les gravillons et le sable qui recouvrent ce mortel tobogan.

Le décor n’en reste pas moins spectaculaire, et le sentier, magnifique !

­

Je suis estomaqué. Après tous ces efforts, mon corps est usé à l’extrême, et voilà que je devrais franchir ce passage de près de 40 mètres de long, suspendu à presque 400 mètres au dessus de l’Oma Chu ! Je n’y crois pas, je n’ai pas envie d’y croire.

J’ai beau chercher, il n’y a aucune alternative, il faut soit passer soit faire demi tour !

Je dépose mon sac, avance de quelques mètres pour vérifier : rien ne tient sous mes pieds ! Je frappe avec la tranche de la semelle pour m’ancrer dans le sol – pure illusion – tout en voyant, environ 100 mètres sous ma position, le tobogan de sable qui tombe à la verticale dans la falaise, jusqu’à la rivière.

Demi tour, je vais m’asseoir quelques minutes sur mon sac, et réfléchir. Faire machine arrière maintenant ? Cela représente un détour de trois à quatre jours, donc probablement la fin de mon voyage à sa moitié puisque je n’aurais pas le temps ni l’autonomie pour terminer la traversée.

Revenir en arrière, et retourner sur ce col presque accueillant ? Ou oser avancer sur les quarante mètres de sentier les plus impitoyables de mon existence ?

­

Continuer revient à faire un pari fou sur la vie, une mise grotesque sur mes compétences supposées, et à m’offrir tout entier à la chance. Un faux pas, une pierre, un peu de sable qui descend sous mes pieds et c’est la mort assurée. Une mort violente, dans un endroit où il n’existe aucun chemin en fond de vallée pour retrouver peut être un jour mon corps, une mort stupide et immédiate.

Sans trop savoir ni comment ni pourquoi, je me relève, calme et déterminé, avant de remettre mon sac sur le dos et d’entamer sans hésitation aucune ces 40 mètres interminables. Un pied devant l’autre, les bâtons plantés dans le sol fuyant, je marche lentement sur ces quelques mètres qui semblent être destinés à changer inéluctablement une existence.

Je n’ai pas peur, je ne ressens rien, je ne fais qu’avancer vers le bout du chemin. Le souffle est lent, j’entend les grondement de l’eau comme si la rivière était à mes pieds, j’entend distinctement le crissement des bâtons, les pierres qui arrivent du haut du couloir ; Mon coeur semble à l’arrêt, tandis que mon regard porte avec une acuité absolue sur chaque détail du sol. J’atteins mon but, sans trop savoir comment, et sans trop y penser, je continue à descendre jusqu’à la maison aperçue plus tôt.

A l’arrêt sur une pierre, il me faut près d’une heure pour reprendre conscience de mon corps et de mon esprit ; J’ai passé une heure complète assis sur ce cailloux, sans penser à rien, sans faire quoi que ce soit, simple spectateur de mon être.

Ce sont les aboiements d’un chien qui me ramènent à moi, et à une insondable fatigue qui me submerge. Cette journée m’a poussé physiquement à bout, et une fois vide, m’a fait me confronter à ce dernier choix.

Cette vue ne représente absolument pas l’échelle du lieu, la chaleur écrasante, les pentes. Cette image me rappelle surtout une prise de décision difficile, seul sur mon sentier.

­

Je me rends compte aujourd’hui qu’avant de faire face à cette décision de vie ou de mort, à cette sensation étrange d’avoir offert son destin en pâture à je ne sais quelle force extérieure, je n’étais qu’un simple rêveur, un type en recherche d’aventure qui ne savait pas ce que l’aventure signifiait ou impliquait.

Je n’en ai toujours pas de définition, de l’aventure, mais je suis certain d’une chose :

Une prise de décision contrôlée face à des évènements dangereux ou des circonstances exceptionnelles, au bout du monde, cela ne s’achète pas chez un tour opérateur ! Je ne suis pas même convaincu que cela s’acquiert.

L’aventure, telle que je l’entend, implique de pouvoir faire face – sans les rechercher – à ces situations extrêmes, seul, en totale autonomie, n’importe où sur la planète.

C’est devoir se confronter à l’exceptionnel, écarter nos peurs irrationnelles, et laisser un savoir-être et un savoir-faire primitifs guider nos actions d’un automatisme parfait ; C’est laisser l’instinct prendre le pas sur la raison, à un instant où notre cerveau et notre corps ne sont plus en mesure, seuls, de nous sauver.

Non, décidément, à l’heure où l’aventure est devenue une vulgarité, un terme dévalorisé par une société de matérialistes, d’arrivistes, et d’individus en quête d’égo instagrammable et de comparaisons ridicules avec leurs pairs, je maintiens que l’aventure ne s’achète pas en agence de voyage !

Mais revenons-en à cette soirée où ma tente fut dressée au milieu d’une grande prairie accolée à cette immense bâtisse de fermiers Ladakhis ; Me voici à me nourrir avec une peine extrême, et à me coucher complètement défait.

La nuit est calme et agréable, et au petit matin du 09 septembre, me voici reparti, dès 07 heures 30.

Il n’y a que bien peu de verdure au milieu de ce désert

­

Je franchis un pont fait de bric et de broc qui enjambe le torrent, pour trouver le “raccourci” dont j’ai entendu parlé la veille. Peine perdue, je fais demi tour et perd une bonne heure, repassant une seconde fois sur ce pont qui manque de s’effondrer sous mes pas.

Je retrouve le sentier “classique” de la Grande Traversée du Zanskar qui me mène, après 500 mètres de dénivelé positif, à un nouveau col où je croise deux français venus de Voiron, et parcourant la traversée du Zanskar accompagnés d’un Horseman, Tenzing.

Je propose de les retrouver ce soir à Hannumil, petit hameau sur le chemin, et prend congé pour avancer à mon rythme dans la descente vers la rivière Zanskar. Arrivé à 15 heures à Hannumil, je patiente devant un miraculeux “Coca” et un thé que je partage avec un guide local.

Mon incomparable moniteur de Cricket !

­

Nous discutons un moment, et la perspective de l’arrivée des routes dans la région ne lui fait pas vraiment plaisir. Il m’indique que les prémices des constructions ont déjà fait fuir beaucoup de touristes, mais qu’une fois les voies en place, beaucoup d’autres encore ne viendront plus. Son métier est lié à la traversée de ces montagnes, et les excursions à la journée seront bientôt une réalité. Cela remplacera le public actuel qui vient au Zanskar par un autre, beaucoup plus éphémère et volatile, beaucoup plus consumériste ; La population suivra le mouvement, et le tourisme là bas y perdra sans doute beaucoup de son authenticité.

Pour autant, les routes devraient ouvrir l’accès des villages aux villes, et aux soins, aux achats. De bonnes choses se produiront également, et après tout, nous ne sommes personne pour juger du droit à ces accès et à la modernisation. Ainsi évoluent les lieux et les âges.

Lumières du soir

­

Lorsque les français arrivent, nous allons loger au seul homestay du village, où nous sommes bien accueillis. Je sors faire quelques images, et rencontre un jeune garçon qui, l’espace de quelques minutes, entreprend de m’apprendre à jouer au Cricket ! Comme vous pouvez vous en douter, j’ai été plus que ridicule sur cette première approche, mais le sourire de ce petit gars et le partage de ces instants inoubliables valaient largement la défaite !

A mon retour au lodge, Jean Charles et Claude m’annoncent la douloureuse : 800Rs la nuit ! Le prix moyen est de 350Rs. Au début plutôt calme, je négocie avec le gérant, qui s’esquive à chaque question et nous offre des couleuvres à avaler.

Agacés, nous reprenons nos affaires, et iront dormir dehors ! Pas question de donner quoi que ce soit à ce salopard. Sur la terrasse du bâtiment devant lequel je m’étais attablé plus tôt avec un guide, je dresse ma tente… sous une tente. Il y a effectivement une grande toile de tente parachute au dessus de la terrasse, qui protège l’ensemble du site ; Jean Charles et Claude dorment dans leurs sacs de couchage sur les banquettes à côté.

Demain, si tout va bien, nous devrions rejoindre la ville de Padum, qui marquera la moitié du chemin pour moi !

Pour vous endormir à Hannumil, comptez chaque pointe rocheuse qui dépasse !

D’Hannumil à Darsha

« Rester, c’est exister. Voyager, c’est vivre ! »

– Seconde moitié du Trek –

La nuit a été meilleure que prévu, sous la tente parachute et sur les banquettes, et dès 07 heures, Claude, Jean Charles et moi partageons un petit déjeuner copieux avant de nous mettre en route.

Ce 10 septembre ne constitue pas une journée très difficile de marche ; De plus, nous devons retrouver dès 12 heures un “chauffeur” au pont de Pidmo, qui nous conduira jusqu’à la ville de Padum, plus loin dans la vallée.

Il s’agit en réalité d’un guide, actuellement en montagne avec des clients, qui a été contacté par le horseman du couple français il y a trois jours, et qui a laissé stationné son 4×4 près du pont ; Il a prévu d’être de retour de son trek aujourd’hui, et de nous y rejoindre.

Tenzing

­

La ponctualité d’un chauffeur situé à plusieurs jours de marche derrière nous, sur un rendez vous pris par un très bref coup de fil il y a trois jours, me laisse franchement dubitatif.

Toujours est-il que Tenzing, le horseman, vient à nous au départ du sentier pour se joindre à notre randonnée ; Tout guilleret, l’homme a visiblement abusé de la boisson hier soir, même si il marche toujours d’un pas sûr.

En cours de route, après une bonne heure où nous le voyons régulièrement se désaltérer, il nous tend sa bouteille transparente, comme pour nous inviter à y goûter ; En passant le nez au dessus du goulot, surprise ! Notre ami s’est déjà gargarisé d’un demi litre d’une gnôle artisanale vraisemblablement extra forte !

A 10 heures, notre Tenzing national n’est plus très frais ; Il est guidé par ses mules sur le sentier jusqu’à Pidmo.

Au revoir fidèles mules

­

Nous l’attendons avec Claude, puis voyons arriver Jean Charles – un peu en retard à cause d’un détour sur un raccourci qui n’en était pas un – suivi de près par un jeune Ladakhi qui arrive en trombe.

Il s’agit de notre chauffeur, qui vient de réaliser l’itinéraire de nos deux derniers jours, de Snertze à Pidmo, en un peu moins de 4 heures 30 et en sandales, alors qu’il faut plus de 10 heures de marche habituellement ! Il s’excuse presque de ses quelques minutes de retard, nous montrant une entorse qu’il traine depuis ce matin… Hallucinant.

Ici, vous pouvez compter sur la ponctualité et la parole d’un chauffeur qui, guidant des touristes à plus de 5 jours de marche de votre position, dit à votre horseman qu’il viendra vous rejoindre à telle heure et à telle date, à un endroit situé à presque une semaine de là où il se trouve !

Après avoir dit au revoir à Tenzing, avec qui Claude et Jean Charles ont passé une belle semaine de complicité, nous montons en voiture, direction Padum ; Après deux heures de route dans cette gigantesque vallée, nous nous arrêtons à la petite “Mont Blanc” guesthouse, pas bien grande et spartiate, mais amplement suffisante.

Nous dégotons un taxi pour nous rendre à Mune le lendemain matin, puis un cybercafé pour donner quelques nouvelles, et enfin un restaurant où nous attabler pour la soirée.

Petits espiègles

­

Des papillons dans le coeur

­

Mise au vert

­

Le lendemain, nous prenons ensemble la route de Mune, où j’ai décidé de loger dans une petite guesthouse située à côté du monastère du village en compagnie de mes acolytes. Ils m’ont indiqué qu’elle était tenue par une étrangère, chose inédite au Ladakh, et que cette personne se prénommait Suzy… Le destin vient de me faire un curieux clin d’oeil !

Mais avant d’y arriver, nous sommes rapidement stoppés sur la route par un gros éboulement, que des pelles mécaniques tentent péniblement de dégager ; Pas le choix, il nous faudra patienter, trois heures durant, avant de rejoindre Mune et la Shanti Guesthouse.

Les grands travaux

­

J’y fais donc la rencontre de Suzy, qui se trouve être une amie de Dom – avec qui je suis parti au Népal trois années auparavant – et dont j’avais vaguement entendu parlé par mon camarade des années plus tôt, lorsque nous envisagions un voyage commun au Zanskar. Il ne s’agissait que de quelques mots dans un email, où Dom me parlait de cette personne qui tenait un lodge quelque part là bas, sans autre détail que son prénom.

Curieux hasard, me voici à la Shanti Guesthouse, précisément avec cette personne, des années plus tard, alors même qu’à l’origine mon trajet n’était pas du tout prévu pour passer par le village de Mune. D’où ce terme un peu cavalier de “destin” que j’ai pu évoquer un peu plus haut.

Toujours est-il que nous sommes royalement accueillis, et nous sommes ici comme des coqs en pâte, dans le cocon confortable de ce beau lodge si bien tenu ; En outre, nous avons le privilège de pouvoir faire un peu de lessive, avant de nous rendre au monastère voisin (dont dépend la guesthouse) pour assister à une cérémonie de Puja.

Esthétique petit monastère en bord de route

­

Nous y faisons la rencontre de Lama Dorje, le “Head Lama” en charge du monastère ; Du haut de ses 27 ans, c’est un homme charismatique, empreint à la fois d’une grande sagesse et d’une grande culture. Nous partageons aussi le repas des moines après la cérémonie ; Un instant privilégié.

Le soir, Lama Dorje nous retrouve à la guesthouse, où il nous prépare un repas de princes avec Suzy, avant de dîner en notre compagnie. L’occasion de rire, et d’en apprendre beaucoup sur lui, son parcours, le monastère, la religion et sur l’éducation des jeunes moines notamment.

Un autre instant privilégié, hors du temps ; Une expérience enrichissante et hors du commun.

« Il n’y a d’homme plus complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie »

Le 12 septembre au matin, je sais que je resterais bien volontiers un ou deux jours de plus dans ce lieu si calme et si reposant ; Mais je sais aussi que je dois reprendre mon propre chemin, continuer et clore cette traversée du Zanskar. Aussi, après un copieux et succulent petit déjeuner préparé une nouvelle fois de main de maître par Lama Dorje, je charge mon sac et prend la direction de Reru, accompagné de Jean Charles et Claude pour qui il s’agira d’une excursion à la journée.

A l’entrée du Gompa de Mune

­

En chemin, nous aidons une dame qui a quelques soucis de portage avec son panier de bouses de yaks tout déglingué ; Elle nous offre le thé en remerciement, que nous acceptons avec grande joie avant de continuer plus en avant.

Lorsque nous dépassons Reru, il est déjà temps de nous séparer. Je dois dire que cette brève compagnie a été très agréable, et que malgré le peu de chemin que nous avons partagé, je ressens une certaine émotion à me séparer de Claude et Jean Charles ici. Toutefois, nos objectifs divergent, tout comme nos emplois du temps, et j’ai grande hâte de continuer ma propre voie vers la fin de ce périple.

Repéré !

­

Quelle plus belle allégorie de la vie que cet instant ?

Je franchis un fragile pont de bois pour rejoindre une autre rive, laissant ce qui est déjà le passé de l’autre côté ; Entre lui et moi, le tumulte des eaux, hypnotique et dangereux, dans l’ombre d’une profonde vallée, semblable au flot continu et bruyant d’un quotidien dans lequel je ne souhaite pas tomber.

Une séparation est un renouveau ; Celui du corps, qui s’en va explorer de nouveaux sentiers toujours plus lointains que les précédents ; Celui du coeur, qui se laisse porter par des sentiments divergents et diffus vers des horizons qu’il ne connaît pas encore.

Et, plus important, le renouveau de l’âme, qui se déchire entre passé et présent, s’étire, puis se transforme sous le regard de celui qu’elle habite et en qui elle prend vie.

Cette âme, que le voyageur a pour tâche de polir au fil des rencontres et des expériences, et qu’il sent vibrer plus intensément au fur et à mesure de ses aventures.

Le joli village d’Ichar

­

C’est en tout cas mon ressenti, lorsque mes pieds m’emportent vers cette nouvelle vallée, en direction du village d’Ichar, où j’ai un peu de mal à trouver où me loger ce soir. Ce sera en “homestay” chez l’habitant, où je resterai seul trois bonnes heures, à songer aux quelques mots que j’ai pu écrire ci avant, et au sens de ce voyage et de ses transformations.

Puis mon hôte s’en revient des cultures, et me sert un délicieux thé, accompagné de riz et de légumes, ainsi que d’un immonde yaourt fermenté, dont la morale m’interdit de décrire la texture et l’odeur ici.

Rassasié, je m’endors paisiblement sur les tapis de la maison.

Séchage de pâte(s) dans le salon

­

Après une nuit réparatrice, les chapatis ne tardent pas à arriver, suivis de près par l’infâme yaourt, que je décline poliment ; Non, le matin, j’ai beau apprécier l’infinie générosité du geste, je ne peux pas.

A 08 heures 30, je prends la direction de Cha, plus loin dans la vallée. Presque jusqu’au village, ce sera de la piste ; Un peu lassant je l’avoue, mais cela permet d’avancer à bon rythme. Arrivé à Ammu, c’est la fin de la route, et le début d’un joli sentier en balcon jusqu’aux terrasses de culture du petit village de Cha.

Terrasses de Cha

­

J’hésite à m’y arrêter, tant le cadre est joli et tant la journée m’a déjà semblé longue, mais je décide de pousser un peu pour arriver à Phuktal et son célèbre monastère. Le sentier qui me mène sur les hauteurs de la rivière se déroule dans un cadre superbe, au coeur d’une vallée très encaissée, aux roches rouges et jaunes et aux eaux d’un bleu parfait. C’est désertique, hostile, et sublime à la fois ; Un air de planète Mars.

La fatigue me gagne lentement, quand soudain, au détour d’un énième ressaut, je tombe face à face avec le majestueux monastère de Phuktal, accroché précautionneusement au dessus de la vallée. Immense assemblage de bâtiments datant du 12e siècle, c’est une vue saisissante qui s’offre à moi.

Melting pot de couleurs

­

Je franchi la courte distance qui me sépare de la guesthouse située au pied de ce surprenant édifice, et y prend une chambre pour la nuit.

L’établissement est tenu par un moine du monastère avec qui je discute toute la soirée ; Nous partageons ensemble le diner, dans la petite cuisine chauffée par un poêle d’un autre âge. Les crépitements du feu comme seul bruit, l’ambiance feutrée d’une petite ampoule pâle suspendue au plafond, l’odeur prenante de la nourriture, et nos questions respectives, tout cela donne un écho particulier à cette belle soirée.

Après le repas, je laisse ma lampe frontale au moine, qui doit remonter les quelques centaines de mètres pour se rendre au monastère où il passera la nuit. Je vois disparaître la lueur de ma lampe entre les stupas qui ornent le chemin, dans un soir d’encre où le ciel brille de toutes ses étoiles ; Puis je prends le chemin de ma chambrée, pour un sommeil réparateur dans le silence et la solitude de la guesthouse désormais vide.

« L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris »

Le 14 septembre au matin, je m’attarde un peu après le petit déjeuner. J’ai en effet repéré les premiers rayons du soleil, et leur orientation me laisse penser que le lever du jour sur le monastère rendra le décor encore plus beau que ce que j’ai pu observer la veille en arrivant.

Effectivement, le soleil vient frapper de son éclat les murs blancs de Phuktal, tandis que les ombres profondes maintiennent leur emprise sur tout le relief alentour. Le bleu du ciel et le bleu de la rivière se disputent la couleur la plus pure, tandis que l’or des roches et des sables semble maintenant bruler sous l’astre ardent.

L’incroyable monastère de Phuktal

­

Un pont très précaire

­

Après avoir pris quelques clichés, me voilà reparti par un pont précaire remis récemment en état par les moines. Il s’agit de rouleaux d’herbe séchée, déposés sur deux câbles parallèles. Je ne sais pas quelle divinité était présente ce matin là, toujours est il qu’il me faut un petit miracle pour passer sans finir au fond des eaux tumultueuses, tant le pont tangue et certaines herbes ne peuvent soutenir mon poids !

Le chemin ne sera pas bien intéressant aujourd’hui, fait tantôt d’une route en travaux, tantôt d’un chemin délabré. Jusqu’à l’arrivée au village de Testa, mon objectif de la journée.

Il s’agit d’un petit groupe de maisons, situé dans une vallée large aux pentes rondes et aux sols verts. Un petit havre de paix, qui me fait me souvenir de Dibling, tout au début de ma traversée ; Je m’y sens tout de suite bien, d’autant que je trouve rapidement une maison où loger pour la nuit, chez un homme à la fois guide et fermier.

Le verdoyant village de Testa

­

Son cadre idyllique

­

Et ses facétieux petits lutins !

­

Sa femme et lui sont d’une gentillesse sans fin, comme bien des Ladakhis et Zanskarpas que j’ai pu côtoyer jusqu’alors. Leur petite fille, espiègle, me présente son ami du même âge, et nous voilà à partager quelques instants de jeu et de rires dehors, sous le regard incrédule des villageois qui rentrent maintenant des champs, alors que la nuit s’avance.

Le repas est joyeusement englouti, et déjà vient l’heure de dormir.

Au réveil, me voici lancé pour une longue journée du 15 septembre, qui devrait me voir arriver à Kargyak, au pied du dernier col du Zanskar.

De belles rencontres à Testa

­

En passant le petit village de Kuru – un village de cultures – une petite fille vient à ma rencontre pour me tendre un petit brin d’orge, en cadeau pour la suite de mon voyage. Je suis surpris, mais accepte avec plaisir ce présent, que je conserverais dans une poche jusqu’à mon retour en France, en guise de porte bonheur.

En arrivant sur le pont de Trangtze, je vois face à moi se dessiner le chemin qui mène au Phirtse La, un col que j’avais l’envie de franchir pour terminer mon périple ailleurs qu’à Darsha ; J’hésite un moment, mais me décide à ne pas emprunter ce chemin, et à continuer vers Kargyak et la fin plus conventionnelle de la traversée du Zanskar.

Tant pis, cela fera une raison de plus de revenir !

Les stupas sur les hauteurs de Trangtze

­

La vallée de Kargyak

­

Alors que j’approche de ma destination, je vois se dresse tout au loin l’immense paroi de granit du Gumburanjon, culminant à 5900m. C’est une montagne de roche impressionnante, pourvue d’une gigantesque face de pierre de plus de 1500m de hauteur, un colosse de toute beauté.

Arrivé à Kargyak en début d’après midi, je trouve avec difficulté un logement chez l’habitant. Je fais ce choix dans cette deuxième moitié de trek, principalement pour aller à la rencontre des peuples de ces montagnes, que je ne fais que croiser la journée et avec qui je n’ai, sinon, pas le temps d’échanger. C’est une autre façon de marcher, et de partager.

L’immense face granitique du Gumburanjon

­

Une très gentille demoiselle me laissera trouver repos sur les tapis d’un grand salon, même si, pour une fois, le repas n’est réellement pas à mon goût. Tant pis, l’hospitalité, les sourires, et les chapatis me suffisent ; La nourriture de l’âme est plus savoureuse que celle de l’estomac.

Le lendemain, la journée prévue devrait être assez courte, et me permettra de rejoindre une échoppe, un “tea stall” en dur, où je pourrais normalement passer la nuit avant de monter au Shinkun La, dernier col de mon voyage.

En quittant le village le matin, je trouve Kargyak baigné d’une lumière superbe alors que tout autour n’est encore que noirceur profonde. C’est là une belle image du Zanskar : la collusion des ombres et de la lumière est ici sans pareil.

Kargyak dans la lumière du matin

­

Très vite, je sens que mon corps subit une défaillance assez sérieuse. Je dois m’arrêter de très longues minutes pour récupérer, et cela très régulièrement, alors que la veille j’étais dans un état de forme tout à fait normal.

Je trébuche, sujet aux vertiges, et je n’avance pas. Il me faudra 6 heures d’une marche éprouvante avant d’arriver, vidé, à mon point de chute du soir ; J’estime qu’il m’aurait peut être fallu deux heures en temps normal pour le même parcours !

Le coca et le repos en position allongée me permettent de récupérer un petit peu avant le repas du soir et la nuitée. Je pense que le lait bu hier soir n’était pas de première fraîcheur, et qu’une vilaine bactérie est en train de me pourrir la vie ; Je n’en suis bien évidemment pas certain, l’altitude et la déshydratation probable pouvant également causer de gros dégâts.

Toujours est il que je m’endors sur les pierres du Tea Stall ; Je subirais une nuit glaciale, où le vent n’a de cesse de s’engouffrer par les trous entre les pierres, et où je ne fais que greloter.

« Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir »

Le 17 septembre, je m’élance au pied du Shinkun La et de ses 5095m d’altitude. Je passe un groupe assez important de francophones, accompagnés de guides, de cuisiniers, et de muletiers ; Je fais route commune avec eux pour la montée, c’est plus prudent.

Je ne sens pas d’amélioration à mon état, et je suis toujours très faible ce matin. Ne pouvant totalement exclure un problème lié à l’altitude, et devant progresser en montant encore plus haut, je prends mes précautions et pense, pour une fois, à ma sécurité. Un œdème ici et maintenant, seul, signerait une fin stupide à mon voyage et à ma vie ; Le risque n’en vaut pas la peine, aussi je vais rester proche du groupe.

Arrivés au sommet, ils me feront l’honneur de m’inviter à leur photo de groupe, puis nous entamons la descente vers la vallée sur la nouvelle route, qui déjà arrive au sommet du Shinkun La. C’est encore une piste, mais cela va totalement dénaturer le secteur, c’est évident.

Drapeaux de prières au sommet du Shinkun La

­

Nous nous arrêtons sur une grande terrasse plane, faite d’herbe et de grands cailloux, et y dressons les tentes. Alors que je range encore mes affaires, un Ladakhi à l’air un peu louche vient me voir pour exiger 200 roupies de “taxe” pour passer la nuit sur place. Il ne fait pas partie du groupe francophone, et ne répond pas à ma question toute simple du “pourquoi” de la taxe ici et pas ailleurs.

Je discute avec le peu de forces qu’il me reste, j’essaye de trouver un appui de guides ladakhis, mais rien n’y fait, ce type ne me lâchera pas. Je n’entrevois que trois issues : payer, l’envoyer paître et continuer plus bas ou remonter au col, ou durcir le ton au risque de provoquer une altercation. Je suis malade, très faible, et en conséquence, je ne vois aucune issue favorable autre que celle de payer ; Je m’y résout en ronchonnant et en pestant après les autres Ladakhis présents qui semblent s’en foutre totalement que de tels rackets puissent être décidés ici.

J’ai du mal à dormir ce soir, énervé par la situation, et par un réchaud qui n’a plus envie de fonctionner. Je ruminerais une bonne partie de la nuit, et décide de quitter le camp au plus tôt le lendemain ; Je ne veux plus voir ce groupe, surtout leur petite agence qui ne me plaît pas.

Superbes chôrtens

­

Quand je pars, à l’aube du 18 septembre, je refuse le thé des Ladakhis et ne leur adresse pas un mot ; Je salue deux jeunes francophones qui sont déjà debout, leur explique brièvement ma rencontre du soir et l’inaction de leurs guides. Au moins, ils savent la valeur que ces gens là accordent aux “touristes” qu’ils sont, me dis-je. Les Ladakhis comprennent visiblement mon énervement, et ne soutiennent pas mon regard au moment de partir, ils sont gênés, tant pis pour eux, aujourd’hui je n’ai pas envie d’être poli.

La descente est interminable, entre piste et route. Je dois faire 20 kilomètres à grandes enjambées dans un décor peu intéressant, avant de réussir à me faire embarquer dans la benne d’un pick up qui me dépose, sans ménagement, à Darsha.

Il s’agit là moins d’un village que d’un groupe de maisons et de commerces situé sur la grande route qui relie Manali, dans l’état voisin, à Leh, capitale du Ladakh. Nous sommes en début d’après midi, mais après plusieurs heures, je me résigne à prendre une chambre en “dortoir” dans l’arrière boutique d’un petit commerce. Aucun véhicule de libre pour aller jusqu’ à Leh aujourd’hui.

Je passe la nuit à me poser la question de savoir si je vais trouver de quoi rentrer demain.

Dernier couché de soleil sur les hauteurs de Darsha

­

Finalement, la chance se présente assez tôt, le 19 septembre signe mon retour à Leh. Je partage la banquette arrière d’une citadine avec un Lama et un autre Ladakhi bavard ; Malgré la compagnie, la conduite erratique du chauffeur et les paysages incroyables traversés, les dix heures de route sont une torture interminable.

Au bout, l’arrivée à Leh. La boucle est bouclée, alors que me revoici à mon point de départ, et passe la porte du Yak Hotel. J’ajouterais simplement qu’à l’issue de la douche, je constate les dégâts de ces 20 jours de marche sur mon corps ; J’ai du perdre une quinzaine de kilos dans la bataille, entre une alimentation incorrecte et insuffisante, un sac lourd, l’altitude et les conditions climatiques contre lesquels mon corps a lutté.

Enfin se dessine devant moi les 6 derniers jours, que je consacrerais entièrement au repos, aux visites locales, et surtout à la lecture et à l’introspection.

­

L’épilogue du voyage sera conté dans la dernière partie de ce fabuleux voyage !

­

Phuktal dans toute sa splendeur. Quelle image du Zanskar !

Epilogue

Alors que les derniers rayons du soleil éteignent tour à tour tous les sommets des alentours, et que l’air froid du soir emplit mes poumons, je ressens maintenant un grand vide, mais aussi une immense joie.

Nous sommes le 20 septembre 2015, et le soleil se lève lentement sur Leh ; Déjà brillent au loin les immensités glaciaires de la chaîne des Stok, dressée à plusieurs milliers de mètres au dessus de la vallée de l’Indus.

Je me lève péniblement, endolori par ces longues journées de marche. Mon dos me fait particulièrement souffrir, sans doute malmené par ce sac transbahuté sur tous les terrains.

Le projet initial était de récupérer rapidement, puis de me diriger vers le Stok Kangri pour essayer d’en atteindre encore le sommet avant mon vol retour, d’ici 6 jours. Néanmoins, cette première journée de repos est bien trop difficile physiquement pour envisager de reprendre mon chemin ; Je joue la sagesse, et je joue la montre, je me déciderais demain.

La grande rue piétonne de Leh

­

En attendant, j’arpente lentement les rues et les ruelles de la ville, au gré des envies, au rythme de mes pas. Je découvre différentes ambiances, m’émerveille de tout ; J’en profite pour acheter un livre – en anglais, forcément – et pour me ravitailler en sucreries. L’après midi sera calme, à base de farniente dans le jardin de l’hôtel, à parcourir les pages de “7 years in Tibet” tout en grignotant des bonbons bien mérités.

Le lendemain matin, hasard du destin sans doute, le temps est couvert et la neige tombe sur les montagnes, de l’autre côté de la vallée. Le mauvais temps durera deux jours, déposant une quantité de neige indéfinie sur les pentes sèches du Stok ; La décision est facile à prendre, je n’irai pas, c’est bien trop risqué.

Marché by night

­

A la place, je vais passer les quelques jours qu’il me reste ici à une activité moins physique, mais potentiellement toute aussi dangereuse : l’introspection. Après tout, c’est en grande partie l’objet même de ce voyage, et le but de tous ces kilomètres au milieu du Zanskar.

Il me faut une bonne dose de gymnastique mentale pour m’engager dans cette voie, d’autant que les sommets, non loin d’ici, me font encore de l’oeil ! Pourtant, le calme des jardins, la lecture, et la contemplation si simple du temps qui passe aident rapidement à faire le point de ces quatre semaines, et à réfléchir à l’avenir.

Coeur de Leh… en travaux

­

Après avoir eu le plaisir de découvrir de lointaines contrées pour la première fois en 2012, au Népal, accompagné de mon ami Dom, j’ai quelque peu mis en pause mes idées de voyage après des années 2013 et 2014 moralement très compliquées. Sans entrer dans les détails de ma joyeuse existence, j’en ai bavé ; Suffisamment pour devoir affronter une dépression sévère en 2013, avant d’y replonger à pieds joints fin 2014 (en plus de finir l’année dans un état physique déplorable).

Un grand changement s’annonçait, en même temps qu’un grand combat ; Mon envie de voyage s’est réveillée, plus intense et plus démesurée qu’auparavant.

Grand Chorten de Leh

­

Le Zanskar s’est imposé comme une évidence : un lieu hostile, cerclé de montagnes, aux rares villages, aux rivières indomptables, et aux paysages grandioses. La découverte de cet horizon lointain s’accompagnerait nécessairement de la découverte de mes limites, en choisissant l’aventure solitaire, et l’autonomie totale ; Au jour de mon départ, seul mon meilleur ami a une copie de mon itinéraire et les coordonnées de l’ambassade.

Pas de téléphone, pas d’itinéraire fixe, pas d’autorisation de mon boulot, et personne réellement au courant de ce que je fais, ni même, pour mes proches, du pays où je suis. Voilà une belle façon de réaliser un premier séjour en toute autonomie, quatre semaines durant.

Jardin merveilleux

Ce changement radical que je souhaitais, je vais l’amener de cette façon, en me confrontant à l’inconnu total, et en le faisant seul. Avant le départ, des milliers de questions et une peur évidemment très pesante ; Cette peur si utile, précieuse conseillère, je la garderai une bonne partie de mon aventure sur mes épaules.

Une fois déposé à Kanji, j’ai pris pleinement conscience des choix qui m’avaient emmenés jusqu’ici ; Il m’aura fallu un peu de temps pour accepter les souffrances qui s’accumulaient ces tous premiers jours. Mais à dire vrai, je suis à peu près certain d’être venu chercher cette souffrance physique, celle qui suffirait à me faire oublier ma souffrance morale.

Errements

­

Six années plus tard, en écrivant ces lignes, je me revois encore parfaitement, le premier jour, en équilibre précaire sur des schistes et du sable, quelques dizaines de mètres à la verticale des roches et de la rivière. Je ressens l’adrénaline, lorsque chacun de mes pas s’enfonce et fait partir une volée de pierres, dans un sourd crépitement ; Je vois le soleil brûlant frapper mon visage, j’entend mon coeur battre frénétiquement.

Je suis transporté, le 08 septembre 2015 vers 17 heures, sur cet incroyable sentier en balcon, quelques centaines de mètres au dessus d’un torrent déchaîné. Je sens mon existence reliée à un curieux hasard, suspendue au bon vouloir de forces qui me dépassent.

Accroché à mes deux bâtons, je chemine en avant vers des conséquences que je ne maîtrise pas, seul. Sur cette trace pas plus large qu’un seul pied, je contemple chaque mouvement de mon corps comme si je ne l’habitais plus ; Je suis le vulgaire objet d’un marionnettiste ivre, un pantin au dessus du vide, accroché par un obscur stratagème au fil de ma vie.

Ce n’était pas la première fois que je ressentais cela, mais jamais je ne l’ai ressenti avec une telle acuité et une telle violence. Cette sensation extrême, on ne peut la ressentir qu’en de rares fois, lorsqu’on fait face à la mort.

Prières

­

Car c’est de cela qu’il s’agit ; Un jeu dangereux, où l’issue fatale m’attendait au tournant. J’en avais vaguement conscience avant de partir, lorsque j’avais lu qu’un guide Suisse avait trouvé la mort en traversant une rivière (celle que j’ai franchi le 7 septembre, et qui a bien failli m’emporter également) ; J’ai choisi de pousser l’expérience de cette première aventure en solitaire en plaçant le curseur du risque assez haut, et je savais bien que cela pouvait mal tourner.

Je dois avouer qu’avant de partir, je cherchais certainement cet extrême, ce danger, et sans doute même je m’en fichais de finir au fond d’une rivière ou d’un ravin, là bas, au bout du monde. Dangereuses pensées, et stupides par dessus tout ; Mais il s’agit de mon introspection après tout, et il faut savoir reconnaître ses erreurs pour ne pas réitérer.

Confortablement installé dans mon petit jardin de Leh, la peur s’en est allée. Ne restent que les souvenirs vibrants d’une aventure sans commune mesure avec ce que j’ai vécu jusqu’alors, et la promesse de futurs projets au moins aussi enrichissants.

Rencontres fugaces

­

Ce voyage au Zanskar a été le véritable socle de mon existence, en ce qu’il m’a permis d’exorciser mes démons intérieurs, d’affronter ma peur de l’inconnu, de soigner ma dépression plus qu’aucune autre thérapie n’aurait pu le faire ; Il m’a été permis de voir ce qui comptait réellement à mon coeur, et d’accorder plus d’importance au respect de mes propres envies, et à la réalisation de mes rêves.

A ce sujet, j’ai appris que ce qui différencie un rêve d’un but, c’est l’action. Dans le même sens, j’ai découvert que ce qui caractérise mes rêves, c’est l’émotion intense que provoque la création du projet, et la plénitude qu’engendre sa réalisation ; J’en suis convaincu, et j’en suis devenu “addict” !

Au cours de ces quelques semaines, j’aurais appris bien plus sur moi même qu’au cours des 10 dernières années.

Grandioses paysages

­

Désormais, je souhaite laisser les idées les plus folles cavaler dans ma tête, les rêves les plus fous germer ; Au Zanskar est née une certitude : je ne veux plus brider mon existence, et je ne veux plus vivre par procuration. Je ne veux plus vivre au rabais, me conformer à ce que certains voudraient que je sois, mettre mes envies entre parenthèses, laisser le temps filer entre mes doigts et n’être qu’un vulgaire spectateur.

A compter d’aujourd’hui, je cesse d’exister, et je commence à vivre !

Ces quelques jours de repos physique et de récupération mentale ont été salvateurs, et le 26 septembre 2015, je monte une dernière fois au Palais de Leh pour contempler un dernier coucher de soleil.

De roc et de vent

­

Voici les quelques notes que j’ai pu rédiger ce soir là, telles qu’elles sont consignées dans mon carnet de voyage :

“Sur les rochers qui surplombent Leh, j’écris ces quelques lignes – les dernières – avec beaucoup de nostalgie. Je referme la boucle, commencée ici même il y a 25 jours maintenant ; Et quelle boucle ! Que de changements ! Que de kilomètres parcourus et de rencontres indélébiles !

A la veille de mon départ, je ne ressens aucune joie. La vue me comble de plénitude, mais la tristesse me gagne à l’idée de partir. Si j’ai hâte, bien sûr, de retrouver la famille ou les amis, dans le même temps, mon esprit se complait à vouloir figer l’instant, ici et maintenant.

Ce soir, j’ai la sensation de n’appartenir à aucun pays, et de n’avoir ma place nul part ; En tout cas, pas dans un endroit bien défini. Je me sens déraciné et apatride, d’une terre à laquelle pourtant je n’appartiens pas.”

Au revoir Leh

­

Le soleil descend à l’horizon, et éteint tour à tour tous les sommets alentours. Je respire longuement les vapeurs d’encens et l’air frais qui remontent à moi, je fais le vide, je vagabonde une dernière fois, quelque part entre Dibling et Hanumil, dans un monastère, sur un col ; Quelle aventure inoubliable !

La première, d’une longue série.