Intro
« Soyez conscients de votre vie. Chaque minute de celle-ci. » – Jack Kerouac
Comme tout voyage, celui-ci commence invariablement par sa composante « transports ».
Je quitte Sarrebourg en train vers 13 heures, pour attraper ensuite le TGV qui m’emmènera de Strasbourg à Paris, suivi d’un premier vol qui me permettra de gagner Stockholm, où je passerais une (courte) nuit.
En attendant – et comme les jours et semaines qui ont précédés mon départ – je n’ai pas du tout la sensation de réellement partir ; C’est étrange à décrire et plus encore à vivre, mais cela m’habite entièrement.
Je ne sais pas si je ne réalise pas vraiment encore, ou si il s’agit de la manifestation d’un problème plus profond ; Peut être une absence de motivation, ou bien est-ce un autre manque imperceptible.
Toujours est-il que je me retrouve entraîné dans l’enchaînement de trains, de vol et de délais, et que tout se déroule sans encombre jusqu’à mon arrivée tardive à Stockholm. Il est 22 heures quand j’arpente les allées désertes de l’aéroport ; Les rideaux se ferment, le balais des agents de nettoyage se fait de plus en plus incessant, les touristes dépeuplent lentement le lieu.
Je grignote un sandwich à une table, discute avec le serveur de mes tatouages et de ma destination, puis je file à grandes enjambées me jeter dans le confortable lit de l’hôtel « Comfort Hotel » ; Il est dommage de se lever à 05 heures et de ne pas profiter davantage de la soirée et du petit matin dans l’établissement, mais c’est ainsi.
Je ressens encore le besoin, ce soir, de connexion sociale. Il est plus dur de décrocher de ses addictions, quand le wifi gratuit vous tend ses antennes !
Et pourtant, à chaque message auquel je réponds, à chaque mail, à chaque clic sur chaque page d’internet, à chaque image d’Instagram ou commentaire de Facebook, tout me rappelle pourquoi, précisément, je suis parti en Laponie.
Au beau milieu de tout ce capharnaüm, dans l’empire virtuel du paraître et du faux, j’ai grand besoin de me retrouver.
Après deux années blanches sans voyager, deux années extrêmement négatives sur le plan personnel et sur le plan professionnel, après le Covid, l’isolement, les changements, la pression, la colère, la rancune…
Après tout ça, il est temps de me retrouver.
Lorsque j’arrive à Kiruna, je sais avoir déjà fait un long chemin ; La météo grisâtre m’accueille dans cette ville minière du Nord de la Suède, et j’ai tout loisir de converser pendant le trajet jusqu’à l’hôtel avec ma chauffeur de taxi.
Elle m’explique que toute la ville, de près de 20.000 habitants, doit se relocaliser dans les toutes prochaines années, se déplacer – entièrement – à plusieurs kilomètres de là où sont dressés ses bâtiments.
Ces derniers reposent sur la plus grande mine de fer au monde, dont les galeries s’étendent à près de 2 kilomètres sous la surface et sur toute la superficie de la ville et des alentours. Aujourd’hui, tout menace de s’effondrer, au sens strict ; Kiruna est en sursis, et le secteur où elle est implantée va, à terme, s’écrouler.
Malgré les flamboyantes couleurs d’automne, on ne peut pas dire que la ville soit très jolie. La météo n’aide pas : gris, et vent monstrueux !
Je crois d’ailleurs que les 3 premiers jours de trek s’annoncent peu joyeux question grisaille et pluie ! On verra bien…
Je dois vous faire une confession spontanée : à l’heure où j’écris ces quelques lignes, attablé au petit bureau de ma chambre d’hôtel du Scandic Ferum, un thème récurent vient frapper à mon esprit sans relâche.
Le manque.
De temps, de voyage, de force, de foi en moi…
En commençant à écrire ce soir, je voulais d’abord laisser sortir ce truc de ma tête, mais la plume refuse de suivre. C’est assez difficile à expliquer après tout, c’est juste une sensation, un sentiment qui prend beaucoup de place ces derniers mois.
Je ressens une grande nostalgie, et, quand ce n’est pas le cas, une grande indifférence ; Je sens que ça a doucement pris le pas sur les petites joies essentielles de la vie quotidienne, et ça a tendance à me ronger.
Ce mélange d’émotions négatives est présent ce soir. Il masque, pour l’instant, l’excitation du départ de demain matin, mais je suis convaincu qu’une fois déposé sur le quai de gare, à Björkliden, il disparaîtra.
Nous verrons bien où ce nouveau chemin nous portera !
Mise en jambes
« On ne peut pas attendre que l’inspiration vienne. Il faut courir après avec une massue.” – Jack London
- 23 septembre – Björkliden / Lappjordhytta
Au réveil ce matin, pas de surprise, il pleut ! La météo est tout bonnement épouvantable.
J’engloutis mon petit déjeuner, remballe mes affaires et je descend jusqu’à l’arrêt de bus voisin. J’ai la sensation que le confort de l’hôtel pourrait rapidement me manquer.
Les rues sont grises et venteuses, et nous ne sommes pas bien nombreux à attendre nos transports respectifs. J’embarque, seul, dans le bus et me fait déposer à la gare, quelques kilomètres plus loin.
Dans le sas chauffé à l’extrême se trouvent déjà plusieurs voyageurs, dont certains touristes de mon espèce, avec leurs sacs à dos. Des restes du Kungsleden, sans aucun doute ; Plus personne ou presque ne s’aventure là haut à cette période, en dehors de ce chemin sur-fréquenté.
Après plusieurs dizaines de minutes d’attente, me voici dans le train qui file vers Narvik, en Norvège ; Ce n’est pas ma destination, puisque je descendrais avant, à la gare de Björkliden.
Et lorsque mon pied touche enfin terre, et que le train repart, je suis absolument seul ! Enfin !
Je suis chanceux, la pluie a cessé ; J’en profite pour laisser dérouler mes jambes sur le petit chemin en contrebas des rails. Les sensations sont plutôt moyennes, principalement à cause du poids abominable de mon sac.
Les couleurs d’automne sont à leur apogée, et ce panache rouge et or qui habille absolument chaque parcelle de terre est tout bonnement ahurissant. Le sentier est assez facile, jusqu’à dépasser le hameau de Tornhehamm.
Je fais un crochet pour une rapide visite du cimetière, où les « habitants » sont en grande majorité des marins morts d’une épidémie de Typhus, et des ouvriers décédés sur le chantier d’ouverture de la ligne de chemin de fer.
Je franchis un pont, puis la grande route, et me voici plongé en plein cœur de l’aventure. A partir d’ici, plus beaucoup d’habitations et de routes croiseront mon chemin jusqu’à l’arrivée.
Le Nordkalottleden se fait plus technique, et les pierres parsèment le chemin. Il serpente, s’élève et retombe, sur de longs kilomètres au cœur des bouleaux en feu.
Il me faut un bon moment avant d’arriver à Palnostugan et sa petite hutte ouverte.
On est ici au bout du gigantesque lac Torneträsk, dont les dimensions sont purement et simplement inimaginables. La vue s’est un peu dégagée, et face à moi, au loin, se dresse le Kebnekaise, montagne emblématique de la région.
Parti sous la pluie ce matin, je suis satisfait d’avoir pu marcher 5 heures sans pluie, et même avec un peu de soleil. Mais dans la très raide montée vers Lappjordhytta, le mauvais temps revient.
J’essaye de me hâter, mais la pente est trop raide et mes jambes ne répondent plus. J’ai environ 27kg sur le dos, avec l’eau récupérée avant la montée, et c’est clairement un peu trop de charge pour avancer plus vite.
Les premières gouttes me cueille alors que j’arrive devant la cabane.
J’installe le camp juste à côté du bâtiment, et profite d’une dernière brève accalmie pour manger sur un coin de table situé non loin.
A 19 heures, épuisé, je m’endors ; Je ferais ma nuit presque d’une traite jusqu’au lendemain 07 heures. Je n’ai même pas souvenir d’avoir un jour autant et aussi bien dormi sous tente !
- 24 Septembre – Lappjordhytta / Altevasshytta
Il a plu toute la nuit, et ce matin, il pleut encore.
Je me sens bien reposé, et je n’ai pas l’air de traîner trop de douleurs. Au niveau matériel, petit bémol : je n’ai pas pu aérer convenablement la tente en raison du vent de la pluie, et du coup, le sac de couchage a pris un peu d’humidité, de même que les parois intérieures côté tête et pieds.
J’essuie rapidement, et j’essaye d’emballer au mieux tout mon bordel étalé dans tous les sens ; A peine commencé, les gouttes reviennent.
Immédiatement après le départ, il s’agit d’aborder une longue montée plutôt raide. Sur les hauts, la pluie se change en neige, et le vent se met à souffler. Pendant près d’une heure trente, jusqu’au col situé à environ 950m d’altitude, j’essuie une bonne petite tempête de neige ! Bienvenue en Laponie !
La visibilité est mauvaise, mais le chemin est bien balisé. Lorsque je bascule dans la descente, des rennes ! J’essaie de faire une photo, mais ils sont très craintifs, et partent rapidement plus bas vers la vallée.
Dans le fond de celle-ci, il me faut traverser une rivière. Après avoir cherché – en vain – un passage sur cailloux, je me résous à déchausser et à traverser dans le lit ; L’eau est glaciale, mais je passe sans encombre de l’autre côté.
La pente se raidit de nouveau, mais pour l’heure, les jambes suivent.
Le sac, les marécages à foison, la neige, le vent… autant de facteurs qui doucement amplifient ma fatigue.
S’en suivra un long plateau, puis une descente sans fin vers ma destination. Je suis toutes les courbes d’une immense vallée, tantôt sur une trace, tantôt sur une piste 4×4 ; Je commence à ressentir de vives douleurs aux hanches et aux épaules, après déjà 6 heures d’une marche assez difficile.
La pluie alterne avec quelques périodes plus sèches, et je dois dire que je suis pleinement satisfait de mon choix de vêtements dédié aux mauvaises conditions ; La veste et le pantalon, que je n’avais pas testés en conditions avant le départ, tiennent toutes leurs promesses et me gardent au sec.
En dehors d’un conducteur de pelle mécanique croisé sur la piste, je n’ai toujours vu personne sur les sentiers.
J’arrive bientôt au barrage de Altevatnet, non loin duquel se trouve mon emplacement pour la nuit. J’essaye de respecter des étapes logiques, en rejoignant les différentes cabanes qui parsèment l’itinéraire et qui, à cette période, ne sont pas ouvertes et seulement occupées par les quelques chasseurs de la région.
Après 8 heures de marche et 25 kilomètres bien durs, je me pose enfin à Altevasshytta.
Je monte la tente et y jette les affaires, avant de préparer mon dîner.
Des visiteurs-chasseurs ne tardent pas à prendre possession de la cabane ; Je les salue et discute un peu avec l’un d’eux. J’allume mon téléphone pour consulter rapidement la météo et envoyer un petit sms à mon père. A priori, la météo devrait doucement s’améliorer demain, on verra bien !
Quoi qu’il en soit, on avance !
- 25 Septembre – Altevasshytta / Gaskahytta
Pas de folie aujourd’hui, j’ai prévu de faire court.
Une douzaine de kilomètres me sépare de la prochaine cabane, ce sera amplement suffisant pour la journée.
Hier a laissé des traces, je me sens physiquement diminué, et – je le confirmerais plus tard – j’ai des douleurs assez lourdes dans le genou gauche.
La première partie me fait longer l’Altevatnet. Je me rends bien compte des dimensions titanesques du lac ! Les maisons qui le bordent sont, de ce que j’en sais, des résidences de vacances ; Vu l’endroit, sa beauté et l’espace entre deux habitations, je comprends pourquoi et je viendrais même m’y installer sans grand problème.
La météo est capricieuse, mais plutôt grisâtre que réellement pluvieuse ; Pour le moment en tout cas.
Une fois l’autre côté atteint, je continue à longer le lac sur sa longueur. Le sentier se fait plus technique, et mon genou est en souffrance. Le sol, marécageux, est jonché dans ses portions les plus sèches de pierres et de racines à n’en plus finir.
Le tout est extrêmement glissant, et j’encaisse plusieurs erreurs qui me font créer des appuis douloureux.
J’ai peu d’énergie, et le peu que j’ai est essentiellement destiné à me concentrer sur chaque pas. Je finis par en voir la fin, et peu avant 14 heures, j’atteins Gaskashytta et ses jolis cabanons ; Malheureusement, la pluie s’invite à nouveau, et je m’abrite tant que possible sous l’entrée de la « cabane wc ».
Peu glorieux, mais efficace ; D’autant qu’un rondin de bois astucieusement placé là me sert de fauteuil.
Après avoir posé la tente, je croise enfin mes premiers randonneurs. Un petit trio de Norvégiennes s’en reviennent de Vuomashytta, ma destination de demain ; Elles auront la chance de dormir en cabane.
S’en suivent deux chasseurs, leur chien, et leurs 7 oiseaux morts, qui logeront dans l’autre cabanon.
Les prévisions météo données par l’une des Norvégiennes semblent indiquer une amélioration dans les prochains jours. Peut-être même du soleil lundi, si vraiment le Dieu Lapon est au max ! On verra bien… ça me permettrait de faire sécher correctement mes affaires.
Au coeur du Nordkalottleden
“On n’est jamais si heureux que quand on a trouvé le moyen de se perdre.” – Amélie Nothomb
- 26 Septembre – Gaskahytta / Vuomashytta
Une première mauvaise nuit pour moi ; Beaucoup de mal à trouver le sommeil et à le garder.
La température a brutalement chuté cette nuit, et la condensation légère sur le duvet et dans la tente me rend dingue ! Si encore c’était par la faute d’une mauvaise aération, mais non ! L’humidité, jour et nuit dans ces contrées, est un facteur particulièrement énervant et démotivant.
De plus, le vent quasi permanent, aux directions aléatoires, rend cette humidité non seulement très désagréable mais également dangereuse.
La limite de l’hypothermie est souvent trop proche. Pourtant, mon duvet est confortable, aisément sous le zéro, et j’ai un équipement tout à fait adapté. Je pense que la saison en elle même est difficile ; Les restes humides de l’automne s’évacuent lentement, et déjà, la Laponie entre dans l’hiver.
Ce n’est plus vraiment la saison des randonnées, et s’aventurer à ces latitudes comporte un risque ; Je peux le gérer, puisqu’il y a presque partout des échappatoires, qui conduisent à des villages ou à des maisons et routes isolées.
L’étape du jour sera un peu plus longue qu’hier, mais tout de même relativement courte ; Le ciel s’est éclairci ce matin, et c’est plutôt agréable.
La journée commence par une longue montée ; Après 45 minutes, le vent se lève, et, arrivé au col, la neige souffle fort et en continu. Il devient difficile d’avancer, d’autant qu’il est de face ! Et la neige s’accumule rapidement au sol.
Plus je m’élève, plus il fait froid, et la morsure du vent m’interdit tout arrêt prolongé.
Après plus de 2 heures, je bascule maintenant sur l’autre versant ; Le terrain est violent pour les articulations des jambes, tout n’est que pierres instables, et neige. Les pentes inférieures sont toutefois plus douces, et j’avance bien pendant une heure sans trop de vent ni de pluie.
Puis, vent et pluie reviennent !
Lorsque j’arrive finalement à Vuomashytta, il fait franchement moche. Je passe un long moment à grelotter près des cabanes, inquiet de ne pas trouver de place à proximité pour poser ma tente.
Puisqu’il faudra bien dormir, et comme le doute ne peut être chassé que par l’action, je prospecte les pentes inférieures côté lac.
Je trouve une petite terrasse à peu près plane, et je m’y installe ; Le temps s’améliore doucement, et je profite d’une vue de folie sur le lac et sur les montagnes en face.
Enfin une belle récompense.
Tant que le créneau météo reste au beau fixe, j’en profite pour préparer mon repas du soir. Toujours le même rituel : l’eau chauffe, j’ouvre le lyophilisé, je prépare d’abord l’eau pour le repas, puis un petit complément à réchauffer pour le thé.
Je déguste mon plat sur les marches de la cabane, puis retourne à ma tente, alors que le vent souffle de plus belle.
J’espère que ça va se calmer un peu pour la nuit, que je puisse aérer au maximum et éviter encore une fois d’avoir une tente mouillée et un duvet toujours humide…
- 27 Septembre – Vuomashytta / Dividalshytta
Le vent ne s’est pas calmé cette nuit, bien au contraire.
La tente a été secouée par des rafales monstrueuses, mais elle n’a pas bougé d’un poil, et ce malgré une exposition très défavorable ; Effectivement, après l’avoir montée dans le sens du vent, celui-ci a opéré un grand changement de direction, et a tambouriné la toile par les côtés toute la nuit durant.
Sur ce coup, je pense que ma vieillissante M.S.R. m’aurait mis dans une très grosse galère… Pour avoir expérimenté un vent similaire lors de la traversée du Sarek en 2018, elle s’était effondrée.
Là, avec la vétusté de l’ensemble, il y a fort à parier qu’elle se serait déchirée.
L’avantage de la tempête, malgré tout, c’est de ne pas avoir de condensation au petit matin ! La tente était bien « ventilée ».
Par contre, comme une évidence, à peine suis-je sorti que déjà il pleut. J’emballe mes affaires en catastrophe, je mange sur le pouce, et je démarre ma journée de marche vers 08 heures 30.
L’étape du jour fera environ 18 kilomètres.
Assez rapidement, le soleil me fait profiter de quelques uns de ses rayons ; La tendance semble à l’éclaircie. Aussi, moins d’une heure plus tard, je me retrouve scotché par la beauté du panorama qui s’ouvre devant moi.
Après avoir passé une épaule, je déboule au dessus d’une immense vallée luxuriante, sauvage ; Le fond est tapissé de vert, le long d’un grand cours d’eau, tandis que les étages supérieurs – peuplés de bouleaux et de myrtilles, rougeoient intensément. Au loin, j’entrevois de grandes montagnes d’un noir profond, saupoudrées d’un joli blanc nacré.
Je m’enfonce vers le bas de cette vallée, puis commence à la longer. Je le ferais jusqu’à son embouchure, environ 10 kilomètres plus bas.
Dans sa dernière partie, la plus basse, je surplombe des falaises abruptes au dessus de belles cascades avant de pénétrer dans une très belle forêt de résineux ; Le lieu est enchanteur, presque surréaliste lorsque le soleil transperce les arbres.
C’est tout particulièrement le cas lorsque je franchis le torrent par un pont, et bifurque au carrefour de deux vallées. A cet endroit, je remonte un sentier de conte de fées, fait de pierriers gris déposés sur un sol mousseux, d’un petit chemin qui épouse les reliefs, d’un délicieux mélange de conifères et de feuillus, de couleurs vertes et or, de légers filets d’eau qui ruissellent sur la roche…
C’est un espace onirique et merveilleux ; Sans doute l’un des plus jolis coin de forêt que j’ai pu voir à ce jour – et j’en ai vu !
Dans la difficile montée qui s’en suit et qui me conduit vers les cabanes – terminus du jour – je croise un couple Norvégien d’un âge certain, accompagné d’un très petit chien qui, pour beaucoup en France, ne verrait pas même un jardin au regard de son apparente fragilité.
Le petit Jack Russel est pourtant très à l’aise sur le sentier technique, et visiblement très content de sa promenade acrobatique, qui se termine doucement après une journée de près de 20 kilomètres ! Dire que par chez moi il vivrait en permanence sur un canapé, ce « petit chien »…
Lorsque enfin j’arrive à Dividalshytta, je suis seul.
La vue panoramique dans mon dos, sur toute la vallée du jour, me fait frissonner. J’essaie de faire des photos jusqu’au coucher de soleil, même avec le téléphone portable, mais je me rends compte que rien ne rend justice.
Alors j’en profite, pour moi tout seul, perché là haut ; Je me dis que c’est probablement le plus beau paysage que j’ai pu avoir sur un bivouac, à égalité avec les vues dantesques du Népal en 2017, même si c’est forcément un peu différent comme activité.
Je termine tranquillement de rédiger ces quelques lignes à l’abri du vent, et assis confortablement sur le banc de la plus haute des cabanes, depuis laquelle je contemple le ciel flamboyant et la vallée qui paisiblement s’éteint.
Un dernier aller retour pour finir d’installer ma tente et mes affaires, puis je reviendrais encore un peu m’asseoir là haut et profiter du paysage ; Qui sais ? Les aurores boréales pourraient bien vouloir se montrer !
- 28 Septembre – Dividalshytta / Day off
Je n’ai pas eu la visite des lumières célestes, seulement la frontale du voisin de cabane arrivé tard, et qui a passé plus de temps à entrer et sortir, claquer la porte et ses sceaux d’eau, et à éclairer ma tente, que de dormir ou profiter de sa soirée. À cela s’ajoute le vent omniprésent, et on obtient un sommeil peu réparateur.
La décision n’était pas encore prise hier soir, mais j’ai décidé de me caler une journée de repos ici. Que c’est dur pour moi, de ne rien faire !
Mais l’endroit est superbe, et une coupure me fera du bien.
Aussi, je passe toute la matinée assis sur mon banc, devant la cabane la plus haute ; C’est un vrai moment rien qu’à moi, une belle chance d’introspection.
Pendant de longues heures défilent idées et images, projets et passé, le tout dans une litanie désorganisée, où viennent s’entremêler nostalgie et engouement.
L’une de mes longues pensées est concentrée sur des cartes postales que je pourrais écrire et envoyer à Kilpisjärvi ; En ferais-je une pour telle ou telle personne ? Que voudrais-je écrire ? J’imagine l’enfilade de mots, le sens de chacun, leur poids et leur consistance ; J’efface et réécrit à l’infini.
Peut-être bien n’en enverrais-je aucune finalement.
En voyant la vallée s’étirer devant moi, je repense, comme souvent en voyage, aux trilogies du Seigneur des Anneaux et du Hobbit, à Into The Wild et à beaucoup d’autres films aux paysages inspirants dans lesquels je m’imagine un jour me balader.
Tantôt je suis bouffi de certitudes quant à la nécessité de vivre ces moments dans la solitude la plus totale – la plénitude absolue ; Tantôt je caresse l’idée de les partager avec quelqu’un, de préparer ces voyages à deux, et d’en chérir les souvenirs à deux.
Le temps s’égrène très lentement, et je n’en ai qu’une vague notion en regardant les ombres changer de direction sur le sol.
Je me rends compte à quel point il est difficile de faire émerger tous mes souvenirs, et qu’il est pourtant si bon d’avoir cette liberté de pouvoir laisser entièrement divaguer mes pensées.
En tout cas, il s’agissait d’une vraie journée de repos, puisque je n’ai strictement rien fait.
En fin d’après midi, je remonte une nouvelle fois depuis ma tente jusqu’à la terrasse du cabanon, où un couple d’anciens et leur chien sont arrivés ; Ils m’autorisent à rester préparer mon diner sur la terrasse, pendant qu’ils profitent de la chaleur de l’intérieur.
Leur jeune chienne est un croisé Alaska/ Husky, et déborde d’énergie du haut de ses 1an. Sociable, elle vient volontiers à ma rencontre.
L’homme parle un peu anglais et me semble plutôt sympathique ; Il me rejoint plus tard sur la terrasse et nous discutons un long moment ensemble. Un échange simple, cordial, sur ce que nous aimons faire, sur la géographie locale…
Il fini par remarquer mon petit carnet noir, et dit sans vraiment plaisanter, que lorsque je serais plus vieux, je pourrais écrire un livre.
C’est d’abord une petite boutade sur fond d’aventure, mais cela nous amène à justement en discuter, de l’aventure.
Je lui explique les valeurs que j’y associe, et le fait que j’aime particulièrement associer mes notes aux photos ; C’est un complément intéressant et pour moi nécessaire, pour pouvoir plus raviver de précieux souvenirs.
Il approuve et me dit que j’ai sûrement déjà connu de « grandes aventures » ; Je lui réponds qu’à mon grand regret, bien moins que ce que je voudrais.
Je lui parle toutefois de mon projet d’expédition au Groenland, de la traversée à skis avec mon ami Denis, et aussi du projet de refaire la traversée originelle de Nansen, by fair means. Je vois que cela éveille en lui quelque chose ; Je ne le sais pas encore à ce moment là, mais je m’apprête à prendre en pleine face une réalité que je ne connais déjà que trop bien…
En tout cas une réalité dont j’ai pleinement conscience, mais qui ne m’avait encore jamais été énoncée de vive voix.
Ce soir, en écrivant ces lignes, les mots de cet homme me chamboulent encore.
Il me dit avec beaucoup de pudeur qu’il a souvent rêvé de skier au Groenland, d’en faire la traversée, mais qu’il ne l’a pas fait ; Je devine soudain une somme de regrets et de tristesse dans son regard et dans sa voix, une douleur cachée, que je préférerai ne pas avoir vu.
Il poursuit, en me disant très sobrement :
« J’ai 63 ans, j’ai un cancer. J’ai rêvé de le faire, pourtant, je ne l’ai pas fait ».
Je trouve quelques mots à la volée, histoire de l’apaiser un peu, de relancer la conversation, et de le rendre un peu positif pour le reste de la soirée ; C’est peu, mais c’est le moins que je puisse faire.
J’en ai oublié de lui demander son nom. Je le ferais demain matin avant de partir, si je le recroise.
Je me dit que j’aimerais lui rapporter quelque chose du Groenland lorsque nous reviendrons. Vraiment.
J’aimerais pouvoir le remercier à la hauteur de cet électrochoc, pour la violence sincère de ses mots, la validation de mes idéaux par l’expérience de cet homme. J’aimerais concrétiser mon rêve, et un tout petit peu du sien, par procuration.
Et dans les deux ou trois prochaines années, pouvoir symboliquement lui rendre un peu de ce qu’il m’a offert ce soir.
Je crois que je vais en rester là pour ce soir ; Beaucoup d’émotions se bousculent, beaucoup de pensées, de convictions, de certitudes…
Une chose est certaine : il ne faut définitivement pas se contenter de rêver. Il faut s’employer à réaliser ses rêves de toute urgence, car nous ne savons pas si demain, nous pourrons encore le faire.
La fin du trek
“Le chemin des paradoxes est le chemin du vrai. Pour éprouver la réalité, il faut la voir sur la corde raide.” – Oscar Wilde
- 29 Septembre – Dividalshytta / Daertastua
Enfin, j’ai pu les voir, ces fichues aurores boréales ! En tout cas une, petite, verte, et jolie.
Le ciel s’est fortement dégagé la nuit dernière, ce qui m’a permis d’apercevoir ce phénomène caractéristique des contrées du Nord ; Le froid est devenu mordant, le vent a soufflé fort, et la sensation de gelure s’est faite omniprésente.
C’était donc une nuit en dent de scie, à repenser aussi à ma conversation d’hier soir.
Ce matin, au moment de charger le sac sur le dos et de démarrer sur le sentier, Asbjorn – c’est son prénom – est sorti pour me saluer.
Je lui ai demandé ses coordonnées, que j’ai soigneusement gardé derrière mon carnet, et je lui ai expliqué que j’aimerais beaucoup lui ramener un petit souvenir du Groenland ; Ça semble l’avoir beaucoup touché.
J’ai maintenant une grande et belle promesse à tenir.
Nous nous sommes cordialement souhaité de belles et longues aventures, et je suis parti sous le soleil pour une montée plutôt longue et difficile.
Depuis la sortie de la forêt jusqu’au tiers supérieur des pentes, le sentier est particulièrement raide. L’étape du jour approchant les 25 kilomètres, j’essaye de ne pas me cuire dès le départ, mais il faut s’employer pour s’élever.
Sur le plateau, j’ai déjà très chaud. Le manque d’opportunité de me laver devient ennuyeux, mais avec le froid, le vent et l’humidité permanente, je dois vraiment éviter de sauter cul-nu dans le premier lac venu ! Pourtant, j’en ai sacrément envie !
En lieu et place, je trouve un charmant ruisseau pour y faire mes ablutions, à 1000 mètres d’altitude ; Au moins, j’arrive à correctement me rincer la tête, à défaut de prendre un vrai bain glacé.
La journée est longue et épique. Les montées et les descentes se succèdent sans cesse, tantôt dans un chaos de pierres branlantes, et tantôt dans des marais poisseux ; Mes pieds sont rempés, et mes genoux se tordent dans tous les sens.
Mais alors ces vues ! Quelles vues !
À chaque vallée que je quitte, la nouvelle qui se présente me colle une gifle. Les cours d’eau sont monstrueux, les lacs – disproportionnés – s’entourent de vallons herbeux et de roches disloquées.
Au loin, les montagnes ont déjà revêtues leurs habits d’hiver.
Les rivières serpentent au milieu de ces panoramas sans fin. Depuis 7 jours, c’est à qui mieux-mieux.
À mi chemin de ma destination, je croise (enfin) un randonneur, seul, avec un sac à dos énorme ; Il est parti du Cap Nord et va rejoindre à pieds et à skis la pointe Sud de la Norvège, au gré des saisons, pendant près d’un an.
Nous échangeons un peu, puis continuons chacun sur nos chemins respectifs.
Lorsque j’entrevois au loin les bâtiments de Daertastua, il me reste encore 7 kilomètres. Au début, tout va bien, je me sens encore en forme ; Pourtant, la moitié du chemin passé, je suis sec ! Je râle et je galère, je trébuche, j’ai la désagréable sensation que ça n’en fini pas.
En arrivant, je trouve un spot un peu moyen pour ma tente, puis m’occupe de mon sac, de mon matériel, avant de descendre dans le lit du torrent pour y chercher de l’eau.
Il est plus de 16 heures lorsque j’arrive aux cabanes, et le temps défile vite.
Une fois mon repas avalé, une fois tout rangé, je prend le temps d’écrire, puis le vent glacial s’invite ; Je rejoins la tente pour prendre le dessert : nougat et cacahuètes caramélisées, le tout accompagné d’un thé bien chaud.
Je vais aussi pré-régler l’appareil photo, on ne sait jamais, dès fois que les lumières aient une nouvelle fois envie de danser dans le ciel nocturne !
Le plus dur sera alors de sortir du sac de couchage, et de remettre mes chaussures froides et mouillées pour tente de faire un image ; Sous le vent, ce sera sans doute impossible.
- 30 Septembre – Daertastua / Rostahytta
Pas d’aurore boréale en vue cette nuit, seulement du vent glacial et une brusque chute des températures.
J’ai aussi eu le déplaisir de subir une sorte de « crise de panique » en plein milieu de la nuit ; Je ne sais pas d’où ça sort, mais c’était perturbant. Je me suis réveillé brutalement, avec une respiration très irrégulière, la sensation de m’étouffer, et une tachycardie peu orthodoxe…
Une fois ma doudoune enfilée, je me suis tout de même rendormi comme un bébé.
Au réveil, toute la tente avait gelé ! Dedans comme dehors. Sac de couchage humide, matelas humide, et tente mouillée, voilà qui augure d’une très bonne journée.
En prime, le soleil s’est complètement fait la malle, et je n’ai rien pu faire sécher ; Peut-être cet après midi, en arrivant. Enfin, je l’espère.
Je démarre vers 09 heures 30 pour une étape d’environ 18 kilomètres. Les deux premières heures sont dédiées à grimper un col dans le brouillard épais ; J’évolue dans un nuage, sans visibilité aucune.
Le terrain se change rapidement en amas de pierres instables, où il m’est impossible d’étirer mes pas ; Les kilomètres s’enchaînent sans repères, à une lenteur exaspérante. Puis enfin, la vue s’ouvre sur deux jolis lacs d’un bleu parfait, et, plus loin, sur d’immenses vallées.
Je passe une grande partie de la journée à serpenter sur ces hauts plateaux ; Lorsque j’atteins enfin le bas de la vallée, mon objectif – Rostahytta – n’est déjà plus qu’à 700 mètres.
Un pont à franchir, et me voilà aux petites cabanes qui marquent mon arrêt. L’une d’elles est occupée par un couple de chasseurs, dont la femme me propose l’accès à la cabane principale pour y faire ma cuisine.
C’est bien sympathique, mais je préfère rester dehors tant qu’il fait beau. Je m’abrite du vent comme je le peux, mais je ne cède pas à plus de confort.
En parlant de confort, étant donné que j’ai abandonné l’idée de pousser le périple jusqu’au sommet de l’Halti – plus haut sommet de Finlande – en raison de la météo de plus en plus hivernale, et parce que j’ai déjà pris une journée de récupération, j’envisage de réserver une nuit de plus à l’hôtel à Kilpisjärvi.
Ça donnera une fin moins casse tête à organiser, et deux vrais jours de repos.
Encore faut-il que j’arrive à réserver demain ou après demain, en fonction du réseau ; En tout cas, j’ai pu faire sécher ma tente et mes affaires, c’est déjà ça de pris. Mais la proximité avec le cours d’eau me fait un peu craindre pour la nuit à venir…
- 01 Octobre – Rostahytta / Pälstastugan
La nuit a été meilleure que prévu ; Pas forcément en qualité de sommeil, mais les températures, au moins, ont été clémentes, et l’humidité n’est pas venu envahir mon domaine.
Il n’y a vraiment pas grand chose à dire de cette journée, en dehors du vent en continu, de quelques gouttes, d’une ambiance de désolation et d’un chemin rapidement monotone. C’est d’autant plus dommage qu’au départ ce matin, les contrastes entre les terres ocres et orangées, le ciel bleu, et les nuages noirs étaient tout bonnement divins.
La vingtaine de kilomètres de cette étape est dévorée en tout juste 4 heures, pauses et traversées de rivières inclues. Je dois reconnaître qu’au moins, les jambes fonctionnent bien.
Pour la nuit et au regard de la météo très maussade et du gros vent, je suis très satisfait de trouver ouvert le refuge d’hiver à mon arrivée. Je m’y installe, et je dévore le seul livre en anglais de la cabane : The High Mountains of Portugal.
Étonnamment, ma nuit n’est pas meilleure en intérieur ! Je suis constamment sur mes gardes, les bruits diffèrent de ceux de la tente, je ne suis pas complètement à l’aise.
- 02 Octobre – Pälstastugan / Gappohytta / Goldahytta
Ce qui devait être une petite journée de 2 ou 3 heures ne s’est pas exactement déroulé comme prévu…
Au réveil, c’est une véritable tempête qui s’abat dehors, et ça ne semble pas vouloir se calmer ; J’envisage de rester une journée de plus ici, en espérant y rester seul, mais je constate qu’il ne semble pas vraiment pleuvoir, et j’ai vraiment besoin de marcher.
Je prévois de m’installer vers Gappohytta, à une douzaine de kilomètres ; Même avec le très mauvais temps, je devrais arriver en un timing respectable.
Tout le long, je chevauche la crête d’un « Dragon » endormi… Ups and Downs garantis. Je ne fais que remonter une écaille, pour mieux la descendre immédiatement derrière, encore et encore, sans fin.
Arrivé à destination, je suis entamé ; Le gros rythme d’hier doit y être pour beaucoup. Plusieurs dames sont en train de s’affairer, en faisant le point dans et hors les chalets de Gappohytta.
L’une d’elles, la « boss » sans doute, me propose gentiment d’aller voir 6 kilomètres plus loin si elle n’y est pas, et si le vent n’y est pas moins véloce… Pour une fois, j’ai vraiment l’impression d’être un invité gênant qu’on expédie rapidement…
Pourtant, fidèle à mes habitudes, je suis poli, je dis bonjour avec le sourire, je blague sur la météo pourrie ; Généralement, cela ouvre les portes du dialogue, et je peux ensuite demander conseil sur un emplacement discret, proche ou pas, pour m’installer ; Mais pas aujourd’hui.
Je m’exécute en ronchonnant.
Le vent ne faiblit jamais, et continuer de tourner défavorablement pour m’arriver en permanence en pleine figure.
À environ 6 kilomètres, les berges d’un cours d’eau qui descend des montagnes me semblent accueillantes ; Pourtant, le vent aura une nouvelle fois raison : je ne peux décemment pas m’installer là.
Je continue, en choisissant d’aller jusqu’à Goldahytta, prochain « refuge ».
J’y arrive vers 16 heures 30, fatigué, les jambes vides et douloureuses, les pieds ravagés ; Ce qui devait faire deux étapes courtes n’en a fait qu’une seule, de plus de 25 kilomètres et en pleine tempête.
La contrepartie : j’ai enfin du réseau !
Je réserve ma nuit pour le 06 octobre, non sans avoir tenté de rapidement trouver un vol retour plus tôt également ; Échec de ce côté ci… Pas grave, je continue à profiter de mon voyage pour encore quelques jours.
J’envoie quelques nouvelles à la civilisation, puis vient enfin l’heure de manger.
Une fois repu et ces lignes écrites, j’attends un peu plus d’obscurité, et pars me glisser dans mon sac de couchage pour un repos mérité.
Arrivée à Kilpisjärvi
« Au fond, qu’est-ce qui est arrivé après ? – voilà la seule raison d’être de la vie ou d’une histoire. » – Jack Kerouac
- 03 Octobre – Goldahytta / Kilpisjärvi
La nuit a été plutôt bonne, et ce matin, je me lève avec une chape de nuages au dessus de ma tête. Le plafond, totalement gris et opaque, culmine à peine à quelques centaines de mètres plus haut.
Cette journée de marche est un peu spéciale, car je ne sais pas du tout où je vais pouvoir passer la prochaine nuit. Il y a d’abord 3 kilomètres plutôt faciles jusqu’à l’immense cairn jaune qui marque la frontière exacte où se rencontrent les trois pays scandinaves.
Sur le chemin, des rennes me précèdent ; Pas de chance, un petit groupe de 3 a passé la clôture en bord de lac, je-ne-sais-où, et se retrouve coincé et paniqué de ne pas pouvoir rejoindre l’autre groupe…
Le reste essaye de les rameuter, mais sans succès, ils ne trouvent pas d’issue. Je reste immobile, à dix mètres à peine, à avoir pitié d’eux mais sans rien pouvoir faire.
Au bout d’un temps, un grand mâle blanc – le « grand Sachem » visiblement – donne de la voix, et décide de faire marche arrière, imité par tous les autres. Il passe en me frôlant, tout contre ma main droite, sans sourciller, et continue son chemin en emmenant le reliquat de part et d’autre de la clôture.
Je poursuis plus en avant, et, arrivé aux « trois frontières » je fais une courte pause photo, puis reprends en direction de Kilpisjärvi. Le but étant de trouver un emplacement à mi chemin environ, dans un col.
En montant, je sors de la trace pour suivre une crête qui me mène pile dans l’axe du grand lac de Kilpisjärvi, que je surplombe de quelques centaines de mètres. La lumière est dingue, mais les gouttes de pluie battues par le vent rendent les images presque impossibles à réaliser.
À l’exception des eaux scintillantes, tout est plongé sous un couvercle d’obscurité ; Dans le fond trônent de sombres montagnes baignées d’un pâle soleil ; La scène est splendide.
Le vent forcit à nouveau, et gagne en puissance à mesure que je gagne en altitude vers le col. Lorsque je dépasse une cascade, presque sous le sommet, l’eau qui s’en écoule ne descend plus vraiment, mais s’envole presque entièrement à l’horizontale.
Au col, c’est intenable. Je ne pourrais pas monter la tente ici ; En cas de tempête encore plus grosse, je serais beaucoup trop exposé, en plus de ne pas trouver de sol accueillant.
J’amorce la descente vers la route qui relie Kilpisjärvi, en Finlande, à Tromso, en Norvège voisine ; Plus les minutes passent, plus j’entre dans une violente tempête. J’ai une pensée pour les quelques promeneurs croisés au col, je crois qu’ils vont rapidement en partir !
En fond de vallée, dans les arbres, je retrouve un peu de calme, mais toujours pas de terrain propice à une nuitée.
Je décide de remonter de l’autre côté de la route, sur les flancs de Saana, la montagne locale emblématique qui trône au dessus de la ville de Kilpisjärvi.
Au bout d’un kilomètre, je pose la tente à proximité d’un joli Kota – une hutte en bois de forme caractéristique – ouverte, mais occupée.
Le vent reste puissant, mais acceptable ; Je suis sur un col, très exposé, mais avec pas mal de pierres à disposition pour consolider mes amarrages, non sans avoir orienté au préalable mon abri dans le sens du vent.
Après le départ des occupants de la hutte, je m’y installe pour dîner. C’est spacieux et confortable, on pourrait même y dormir sur les bancs qui en font le tour intérieur. Après le repas, et pour retarder un peu le coucher, je remonte le sentier sur quelques centaines de mètres, une forme de balade digestive.
Lorsque vient l’heure de dormir, le vent, une nouvelle fois, se renforce.
- 04 Octobre – Kilpisjärvi / day off
Le col a été balayé par la tempête cette nuit ; Je pense avoir subi des rafales comprises entre 80 et 100km/h pendant plusieurs heures d’affilée.
La tente a « tenu bon » même si un hauban a lâché, cisaillé par les pierres qui l’entourait.
J’ai très peu dormi ; Vers 06 heures 30 je suis sorti consolider les ancrages avec plusieurs grosses pierres trouvées non loin, et à 8 heures, j’ai fini par me résigner à tout plier en catastrophe et à partir m’abriter dans le Kota situé juste en dessous.
La matinée a été plutôt longue, et d’un ennui mortel. Le manque de sommeil a franchement joué sur mon humeur, et ma tolérance à l’inactivité et à la solitude a été très faible.
Finalement, l’envie me prend de couper un peu de bois à l’aide de la hache laissée à demeure, et d’allumer un feu dans le rond central prévu à cet effet.
Bingo !
Ça m’a tenu chaud et occupé jusqu’aux alentours de 16 heures, où j’ai été rejoins par un couple de Finlandais venus se réchauffer et discuter un peu. Dehors, c’est toujours le mauvais temps qui prédomine, et plus haut, vers le sommet de Saana, ça semble encore bien tempétueux.
Je n’aurais pas voulu être en vadrouille aujourd’hui plus au Nord, ça a du bien secouer.
Je passe en revue mes images – pas terribles je dois l’avouer – et relis mes notes ; Je m’attelle à écrire quelques lignes pour aujourd’hui.
Je songe aussi à mon prochain voyage… Où et quand, sous quel format, ça, je ne sais pas encore.
- 05 Octobre – Kilpisjärvi / Roaming around Saana
J’ai finalement passé la nuit à l’intérieur du Kota ! Et j’y ai plutôt bien dormi, allongé sur un large banc sur lequel j’ai étendu matelas et sac de couchage.
Au petit matin, je me demande encore ce que je vais bien pouvoir faire de cette journée de « transition » qui respire quand même pas mal la fin du voyage.
Le vent souffle toujours, c’est devenu très habituel.
Je débute la matinée en montant tranquillement au sommet de la montagne qui me surplombe depuis maintenant deux jours. Le sentier se tire en longueur, mais j’y arrive malgré tout en un petit peu moins d’une heure.
Éole me tape sur les nerfs par sa présence, sa puissance, et le froid distillé par ses rafales. Je fais quelques images de ci de là, et je prends un peu le temps d’admirer Kilpisjärvi depuis ce point de vue si privilégié.
De même, mon regard part un peu se promener plus au Nord, vers le sommet de l’Halti que je n’aurais pas fait, et le Cap Nord, encore à quelques jours de marches derrière ces montagnes.
Le chemin du retour m’amène au col juste avant midi ; J’oblique à droite, et entreprend de contourner Saana par son versant Nord, jusqu’au lac – Saanajärvi – situé non loin. Là bas, je m’installe un peu dans un autre Kota, un peu trop bruyant sous le vent mais isolé de celui-ci.
Une fois mon repas englouti, je repars et fait le tour de la montagne par le Sud, jusqu’à finalement retrouver mon abri de ces deux derniers jours, au col. J’entre dans le Kota, où un couple de Finlandais a fait du feu et s’apprête à manger.
On discute longuement, notamment des lacs du Sud de la Finlande, d’où ils sont originaires. J’avais déjà vu ces grandes étendues aquatiques, en images, mais décidément, il faudra que j’aille y passer un peu de temps !
Pour le soir, je remonte la tente à son emplacement ; Je suis assez confiant, le vent est tombé.
Retour à la hutte pour le dîner ; Se joindra à moi une Allemande vivant en Finlande, et qui attend que son mari et ses enfants redescendent de leur excursion sur la montagne voisine.
J’ai toujours plaisir à discuter de tout et de rien avec ces gens qui je rencontre si brièvement ; Ils apportent une touche de vie à ces longues journées de trek, c’est agréable.
Au retour – et au départ – de la petite famille, il est temps pour moi de regagner mes quartiers.
La nuit semble s’annoncer plus calme.
- 06 Octobre – Kilpisjärvi / The End
Effectivement, peu de vent cette nuit. En revanche, vers le matin, j’ai attrapé une violente douleur au dos, sous les omoplates ; Une barre, insupportable, qui a franchement entamé mon sommeil et mon moral.
Je traîne autant que possible à mon emplacement, jusque vers 09 heures, avant de remballer pour la dernière fois mon matériel.
Je prends mon petit déjeuner dans le Kota, et l’accompagne exceptionnellement ce matin d’un mug de thé brûlant.
Je repars par le Nord, en traînant un peu des pieds, avec pour objectif la petite hutte du bord de lac, vers 12 heures.
En chemin, je repense à ce voyage, à ce côté un peu « négatif » que j’en retire. Météo maussade, quelques jolies vues, l’échec de mon itinéraire initial, beaucoup de vent, et des chemins pas toujours très fun.
Je me souviens de cette citation, très vraie :
« En voyage, tu ne trouves généralement que ce que tu apportes ».
Je suis arrivé avec un bon bagage de négativité ; Ce n’est pas très étonnant que je ne m’en sois pas totalement délesté pendant ces deux semaines !
En revanche, ce petit temps à moi, loin de tout et de tout le monde, m’a permis de souffler, de me recentrer sur ce qui compte, sur ce que j’aime et j’aimerais faire, sur des choses qui me tiennent réellement à cœur et pour lesquelles j’éprouvais jusqu’alors encore beaucoup de plaisir.
Je quitte la hutte après le repas, en début d’après midi, et part faire un crochet par un autre lac avant de descendre enfin sur Kilpisjärvi. Je n’aime pas ce moment, où j’entre « en ville » et où mon cerveau semble vouloir immédiatement se raccrocher au confort, au réseau, et où l’aspect physique et mental du voyage prend irrémédiablement fin.
Je patiente un peu devant l’hôtel, où je suis arrivé en avance, puis récupère mes clefs à la réception et fonce directement à mon petit appartement privatif pour une douche absolument nécessaire !
Ensuite, je retourne dehors. Les températures sont maintenant plutôt froides, et la nuit arrive de plus en plus vite ces derniers jours ; Je vais faire quelques courses un peu plus loin sur la route – bières et biscuits apéritifs, évidemment.
Soirée « internet » et bières, lectures diverses, intérêt incertain.
Et me voilà à sombrer dans le lit pour la première nuit « civilisée » sur les 3 prévues, avant de prendre le chemin du retour.
Outro
“Je trouve incroyable de ne pas tenir l’archive de son existence, tant on risque de l’abandonner au vice de l’oubli.”
– Sylvain Tesson
La lumière baisse lentement au dehors, calfeutrée sous d’épais nuages gris, et quelques flocons virevoltent et s’écrasent sur le sol gelé. Assis à la fenêtre, je regarde l’hiver qui vient rapidement s’installer aux portes du 69ème parallèle.
Au crépuscule de ce voyage, je me sens plutôt satisfait d’être enfin reparti, après deux années de misère, et plutôt heureux d’avoir laissé filer le petit train des émotions au gré des kilomètres ; Je me sens plus léger qu’à mon départ, et c’était en soi l’un des buts que je m’étais fixé.
Je passe en revue les étapes, les jours, les rencontres, les paysages, les emplacements de bivouac, les sensations, les petites douleurs… Chaque instant de ces quinze jours d’autonomie solitaire aux confins des montagnes du Grand Nord.
Je revois des bribes du passé, sans forcément le lien avec ce que je viens de vivre.
J’ai l’impression que ma vie est un incessant comparatif avant / après ; Une forme d’opposition entre passé et avenir, dont le moment présent est juge et arbitre. Je vois des axes d’amélioration, des choses que je ne veux plus, des envies nouvelles qui apparaissent.
Je pèse les échecs, les regrets et les remords, j’évalue les opportunités, les objectifs et les projets ; Comme à chaque nouvelle aventure, comme toujours.
Je me rends compte que ma perception des choses est foncièrement erronée, dès lors qu’elle s’égare dans ce qui sera ou dans ce qui n’est plus ; Car finalement, seul ce qui se produit aujourd’hui a vraiment un sens, seul aujourd’hui est vraiment important.
Me voici à nouveau à me demander qui je suis, aujourd’hui, et quel regard je porte sur moi, maintenant, assis devant ma fenêtre, alors que ma main termine de coucher ces fugaces pensées sur les lignes de mon carnet.
Pour une fois, j’aimerais faire un auto-portrait.
Pas un « selfie » à la mode et à la con, pas une mise en scène, juste un instantané de ma propre personne dans ma condition du moment.
Je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais une fois retirée la notion d’auto-congratulation, je trouve que l’image que je viens de prendre a le mérite d’exister, de retranscrire assez fidèlement – à mes yeux – quelque chose de significatif.
Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais aimé les photos où j’apparaissais.
Le résultat indéniable d’années accumulées de complexes, et de fausses pensées qui me sont propres, et qui ont influé sur ma perception de moi-même.
J’ai toujours trouvé mon image étrange, peu flatteuse, et ne reflétant que trop peu ce, et celui, que j’étais.
Les années sont passées, les selfies sont devenus un classique pour partager – en apparence tout du moins – qui nous sommes et ce que nous faisons, à un moment bien précis et choisi de nos vies. On regarde un paysage exceptionnel, on vit des émotions magiques dans un concert, on embrasse l’être aimé, et surtout, juste après (ou avant ou pendant) on regarde droit dans son téléphone et on partage notre bonheur… Peu importe mon point de vue, ce n’est pas vraiment le sujet.
Toujours est-il que j’y ai aussi participé, de mon plein gré, et que malgré tout les défauts que je peux y trouver, cela m’a permis d’être plus en confiance avec mon image, quand bien même celle-ci ne me mettait pas en valeur (oui, j’ai une quantité folle de photos à ne jamais faire ressortir avant mon enterrement).
Pourtant, peu importe leur nombre, ces photos me laissent toujours avec un réel sentiment d’incomplétude.
Aujourd’hui, je peux lire sur mon visage une certaine quiétude, une forme de calme et de sérénité que je n’ai pas toujours eu ; Il y a aussi un peu du poids des années, assurément, de la fatigue accumulée par ce long voyage – non pas en Laponie, mais l’autre voyage, celui que l’on a tous en commun ; Je vois que mes cheveux commencent à garder le compte du temps qui passe, tandis que ma barbe s’en tire un peu mieux.
Assis à la fenêtre, mon regard est tourné vers la lumière, au dehors et au delà de cet endroit dans lequel je suis à ce moment précis.
Si je n’ai pas encore bien saisi les raisons qui me font me voir incomplet, je crois l’avoir, en revanche, bien accepté.
Ce n’est pas grave d’être incomplet, c’est pour moi un privilège.
Il y a des Êtres qui ne sont pas faits pour rester immobiles très longtemps, qui aiment à égalité le confort d’un canapé et l’inconfort du bivouac, la chaleur d’un feu de cheminée et la morsure glaciale d’un vent d’hiver ; Des individus en quête perpétuelle d’équilibre, sur une balance beaucoup trop petite, fragile et mal réglée.
Je fais partie – je le pense – de ces gens qui n’ont leur place nulle part, et partout à la fois ; Je suis un éternel insatisfait, un rêveur sans fin.
C’est ainsi, et j’ai appris à le comprendre et à l’accepter.
Quelqu’un a dit un jour à mon propos que, à ma façon, j’étais une sorte d’épicurien. Je lui accorde, je trouve que c’est assez vrai.
En tout cas, ma curiosité, ma soif d’aventures, mes prises de risques, mes envies d’ailleurs, mon insatiable appétit pour la liberté, et mon caractère souvent imprévisible, ne pourront être ni éteints, ni tempérés…
Si c’est ça être « incomplet » j’espère le rester éternellement.