Jour Zéro

La nuit était tombée sur la ville, et la pluie résonnait sur les trottoirs. Un regard, un sourire, et quelques mots ; Mon aventure pouvait enfin se terminer. Ou peut-être ne faisait elle, finalement, que commencer.

Les pavés humides défilent sous mes pieds à mesure que j’arpente les ruelles. Baigné dans la lueur orange des lampadaires, je presse le pas ; Non pas que je sois foncièrement en retard, mais cette fine pluie mêlée aux vents m’est désagréable. Quelques minutes avant que ma montre n’indique 20 heures, je franchis la porte du « Oki Doki », établissement respectable, à taille humaine et à l’ambiance chaleureuse ; Premier arrivé, je salue le patron et le cuistot, et je m’offre une chaise haute le long du comptoir. Les ingrédients frémissent et frétillent dans les poêles, les verres s’entrechoquent dans la salle, et les odeurs de la délicieuse cuisine mexicaine viennent chatouiller mes narines.

Quelques minutes plus tard, la lourde porte en bois s’entre-ouvre pour laisser passer Charlotte, citoyenne Allemande expatriée en Norvège pour le besoin de ses études. Elle me fait signe, semblant me reconnaître, et me salue en m’indiquant que Yasuyo, notre « connaissance commune » ne devrait pas tarder. Ses yeux sont pétillants, et son sourire, ravageur ; Du haut de son mètre quatre vingt, c’est un joli brin de femme.

Nous discutons brièvement – quelques minutes tout au plus – avant que notre Capitaine de soirée n’arrive effectivement.

Capitaine de Navire ou de Soirée, même combat ! Bienvenue à Bergen !

J’ai rencontré Yasuyo deux jours avant, au café en bas de l’hôtel (où je n’étais pas supposé être, mais c’est une autre histoire) ; Elle était, semble t’il, surprise de rencontrer un humain loquace dès le petit déjeuner, et elle en a profité pour longtemps me questionner sur qui j’étais et ce que j’étais venu faire, sur mes occupations et mes petites expéditions précédentes. Nous avons sympathisé, et elle m’a invité à venir ce soir passer les dernières heures de ce voyage en sa compagnie et en celle d’une amie.

Assis au bar en compagnie de Yasuyo et Charlotte, je savoure de la plus belle des façons mes derniers instants à Bergen, avant de retrouver le long chemin de la maison. Une bière entre les mains, je suis très heureux de cette rencontre inopinée et de cette parenthèse de sociabilisation, après deux semaines intensément solitaires.

Je n’ai pas souvenir d’avoir un jour apprécié les moments qui précédaient mon retour, c’est une première. Dans notre bulle d’insouciance, nous partageons quelques morceaux de nos histoires respectives, des tranches de vie et des bouts d’aventures. Quand vient le moment d’être questionné sur celle que je viens tout juste de vivre, je me sens d’abord un peu pris au dépourvu.

Rêver n’empêche pas de bien préparer, au contraire ! Et ça commence avec l’itinéraire et ses variantes.

En effet, depuis trois jours que je suis retourné en ville, j’essaye d’extérioriser ma petite aventure polaire sur papier. En vain, les mots ne veulent pas sortir et se coucher sur le papier ; Je crois que les émotions sont sans doute encore trop grandes pour être écrites. Ce soir pourtant, désinhibé par nos éclats de rire, nos échanges et l’ambiance éclectique du lieu, je me sens suffisamment confiant pour laisser libre cours à ce récit, qui a décidément besoin de sortir.

Ne sachant pas vraiment par quoi je pourrais bien commencer, je choisis d’abord une vérité essentielle : ce que je suis venu faire, je l’ai d’abord et surtout rêvé.

Cette itinérance là, bien que de courte durée, était désirée depuis plusieurs années maintenant. Un temps trop loin, trop difficile, trop coûteuse, ou trop inaccessible ; Je repoussais l’échéance au gré de mes nouvelles excuses, en tout cas jusqu’à l’automne dernier, où mon envie a été la plus forte, et où j’ai pris la décision d’en faire un objectif à atteindre.

La préparation matérielle est essentielle.

J’ai alors vu les mois défiler à une vitesse folle, jusqu’à me retrouver en Norvège en cette fin Janvier, et à partir sillonner seul et en autonomie totale les immenses étendues du Hardangervidda – le plus vaste plateau d’altitude d’Europe – en plein cœur de l’hiver.

À la période choisie, aucun refuge n’est ouvert, aucun balisage n’est disponible et, en général, très peu de monde – voir personne – ne s’y aventure ; Pour cause : les conditions y sont réputées extrêmes. Les températures descendent loin sous le zéro, et le vent y porte les tempêtes et d’importantes précipitations en provenance de la côte ; Le terrain peut rapidement devenir un piège retord, et l’absence totale de visibilité y est monnaie courante.

C’est un terrain d’entraînement aux expéditions polaires particulièrement rude et exigeant. Les plus grands noms – les plus prestigieux – y ont fait leurs armes, depuis des décennies ; Parmi eux, notamment, un certain Roald Amundsen (qui manquât d’y périr) et son disciple et compatriote Fridtjof Nansen.

From Bergen With Love

Aujourd’hui encore, ce n’est pas un lieu à prendre à la légère, malgré l’évolution incroyable des textiles, des matériels et des moyens de communication et d’orientation.

Mais je vous l’ai dit : j’en ai rêvé ! Et je ne sais résister trop longtemps à mes rêves ! Aussi ai-je choisi d’aller confronter le fantasme à la réalité, et d’aller explorer par moi même ces montagnes qui, depuis si longtemps, voient converger les plus forts aventuriers.

Je viens seulement d’achever ce modeste préambule, que déjà je sens les frissons parcourir tout mon être ; Je me rends compte que la traversée que j’ai vécu a besoin d’être verbalisée, et qu’elle m’a profondément marqué. À mes deux amies, j’adresse un franc sourire en guise de pirouette, et, sans rien laisser paraître, je commande une autre bière pour m’aider à surmonter l’appréhension, avant de me lancer au cœur du récit.

 

Des débuts difficiles

Il ne reste que les hurlements du vent, et la sensation qu’à tout moment, mon abri pourrait céder. La peur et la fatigue se mêlent, et, du fond de mon duvet, je regarde le temps s’étirer à l’infini jusqu’aux premières heures du jour.

Nous sommes Mardi matin, et en quelques longueurs de chemin de fer, à 10 heures 45, je me tiens debout sur le quai enneigé de Finse, absolument seul. Avec un vent soutenu et des chutes de neige de plus en plus denses pour comité d’accueil, il me faut me hâter de ranger proprement mes trop nombreuses affaires dans la pulka.

Dans ce traîneau de près de 60kg qui me suivra désormais comme mon ombre, se trouvent les vivres et la cuisine, les vêtements, ma tente, mes affaires de couchage et tous les accessoires nécessaires au bon déroulé de cette itinérance, longue d’environ 140 kilomètres.

Sur le quai de Finse, juste avant le départ. Photo by Stephen Blakeway.

Mon approche n’est définitivement pas celle du confort des refuges, et ce n’est pas non plus celle de la performance et de la vitesse ; En revanche, je serais autonome en toute situation, et en parfaite sécurité sur le plan matériel.

Alors que je m’affaire à terminer mes préparatifs, je discerne un homme qui avance vers moi depuis le petit hôtel qui jouxte les rails. Il s’agit de Stephen, ressortissant britannique, et passionné de culture et d’expéditions polaires ; Nous discutons brièvement, et ce sera là sans doute le seul être humain que je vais croiser ces deux prochaines semaines. Il me demande si il peut faire quelques photos pendant que j’enfile mon harnais et que je descends sur le lac situé en contrebas ; Je le laisse évidemment faire – je me dis qu’au moins, si je disparais, quelqu’un aura des images clinquantes d’un « jeune » aventurier dans sa quête d’épreuve !

Le baudrier bien ajusté, les bâtons aux poignets et les lattes aux pieds, la traversée du Hardangervidda peut maintenant commencer.

Finse disparaît dans le mauvais temps. Après ça, il n’y aura plus de trace d’humain pendant près de 10 jours.

Depuis le point le plus au Nord de mon itinéraire, je m’engage sur le lac glacé dans la tourmente de midi, sans visibilité. Durant les quatre prochaines heures, je prends le pouls de la météo maussade, du vent violent, et de la recherche d’itinéraire. Mon GPS est directement mis à rude contribution, et je me rends compte qu’il va dorénavant m’être indispensable.

Lorsque la nuit arrive, peu après 16 heures 30, je décide de m’abriter derrière un solide mur de neige dressé face aux éléments. Les rafales soulèvent des nuages de grésille et font rapidement descendre la température ; Je gère mes efforts, jusqu’à terminer l’ouvrage et l’emplacement de mon camp. La tente érigée, je m’y blotti sans tarder, et me plie à ce qui deviendra désormais un rituel : creuser la fosse à froid, disperser mon matériel, mettre en route le réchaud à essence, faire fondre de l’eau, ranger mon matériel et préparer mon couchage, me nourrir et boire, puis enfin, dormir. Il me faut environ 3 heures, seul, du moment où je m’arrête de skier, jusqu’au moment où je peux goûter au repas ; Je suis conscient qu’il me faudra le même temps pour repartir le matin.

Vers 20 heures, alors que la tempête fait rage et que la neige tombe fort, j’entreprends d’ouvrir le zip de l’abside pour vérifier les alentours. À la lumière de ma frontale, je me retrouve soudain face à un mur de neige qui couvre presque la totalité de la hauteur de mon abri ; Une congère de plusieurs dizaines de centimètres de haut s’est tassée contre moi, et m’a presque enseveli !

Je m’équipe en catastrophe, enfile mon masque et ma frontale, contrôle qu’aucun bout de ma peau n’est exposé, et je franchis le seuil à grands coups de pelle. Je passe un temps fou à dégager les abords, sans voir plus loin que mon outil ou mes pieds. Vers 22 heures, la tempête s’est encore intensifiée, et la neige est revenue en masse ; Lorsque j’ouvre l’entrée, je me retrouve avec l’exacte même hauteur que j’avais déblayé deux heures plus tôt… Je redouble d’effort, tandis que le vent redouble de fureur, et les tas de neige que je termine d’amonceler culminent maintenant à hauteur de tête. Pensée rassurante : entre le mur de neige et ce que j’ai pelleté, au moins, je suis abrité des bourrasques.

Pendant que je galère à rester sur mes deux pieds, mon anémomètre s’amuse comme un petit fou : il relève une pointe à 120km/h juste avant que je décide de me réfugier à l’intérieur. En « veille horizontale » dans mon duvet, prêt à bondir si ça reprenait de plus belle, je surveille les bruits et secoue régulièrement la toile ; Il semble ne plus neiger, même si le vent continue de se déchaîner.

Première nuit, première tempête

Au petit matin, je n’ai dormi qu’une heure, en tout et pour tout (autant que de temps passé à déneiger ma tente) et me voilà déjà à m’affairer, à ranger et à préparer le petit déjeuner.

Dehors, Eole a eu la bonté de se calmer ; Les gigantesques vagues blanches qui me surplombaient ont été emportées au loin, et seul un mur de 80 centimètres de hauteur et de plusieurs dizaines de mètres de long témoigne des événements passés.

Un seul jour s’est écoulé, aussi dense et aussi intense qu’une semaine entière. Je saisis doucement la mesure de l’endroit où je me trouve, et des difficultés à venir. La réputation impitoyable de ces montagnes n’est pas usurpée, loin s’en faut.

Paradoxalement, je suis extrêmement heureux d’être ici en cet instant, et chanceux de vivre ce que peu de gens auront le privilège un jour de connaître. Je me sens parfaitement à ma place, et j’embrasse avec sérénité l’idée des longues journées et des courtes nuits qui vont désormais se succéder.

Un temps d’adaptation

Me voilà lancé dans cette grande aventure que j’ai tant désiré. J’éprouve du plaisir à l’effort, dans la tempête et l’obscurité naissante ; J’éprouve de la joie, de la gratitude, et un amour sans borne pour ces instants inoubliables.

Les automatismes se créent dès le second jour. Lorsque je me réveille, j’emballe une partie de mes affaires, et remets en branle la cuisine ; Le réchaud tousse, s’éveille lentement, puis enfin, piqué au rouge vif, s’époumone pour faire fondre la neige, seul moyen d’obtenir de l’eau ici. J’en verse une partie dans mon repas lyophilisé, auquel j’ajoute quelques dizaines de grammes de beurre – des calories indispensables ! – puis je prépare mes deux thermos de thé brûlant pour la journée qui m’attend. Bien nourri, vient alors le moment de quitter mon petit confort, de ranger mes affaires, de replier le camp et de chausser mes skis ; Comme prévu, il me faut étaler mon départ sur près de 3 heures de temps, autant que ce qui m’est nécessaire à m’installer le soir.

C’est donc un « travail » supplémentaire à faire, peu importe la météo ou mon état physique, et qui vient s’ajouter inexorablement à chaque journée d’effort.

Une fois mon bivouac entièrement rangé, j’accroche le Gps à mon harnais, enfile les lanières des bâtons à mes poignets, et m’élance enfin vers des journées complètes de « ski-pulka » dans ces étendues si sauvages.

Sculptural

Pendant 6 à 8 heures consécutives, j’encaisse un effort physique important et dont je n’ai pas franchement l’habitude ; Je découvre l’orientation concrète et utile, dans un terrain où tout se ressemble et où le ciel se confond en permanence avec le sol ; Je progresse lentement mais sûrement, du jour au crépuscule, en gérant mes efforts et mes repos ; Je m’habitue au néant, qui s’ouvre toujours plus loin devant mes skis, et dans lequel mon esprit se perd de plus en plus profondément ; J’apprends à monter mon camp efficacement, à l’identique chaque soir, et à le démonter proprement chaque matin.

Au troisième jour, je suis parfaitement conditionné à ce nouvel exercice, et je n’éprouve que peu de difficulté à gérer les tâches quotidiennes qui s’additionnent à l’effort. Que ce soit au bivouac on en chemin, pour m’orienter ou me sustenter. Satisfait par ces mécaniques nouvellement acquises, je me plaît à penser que cela va rendre le trajet un peu plus facile ; Grossière erreur.

Le 3 février, me voici à lutter de toutes mes forces contre les chutes de neige de la nuit précédente.

Visions éthérées

Durant 7 heures, je me bat avec la montagne, je force le passage ; Mes skis sont engloutis jusqu’au creux de mon genou, et la pulka s’enfonce jusqu’à la toile. Je progresse avec l’énergie du désespoir toute la journée, et regrette d’avoir imaginé, encore ce matin, que mes petites habitudes pourraient faire de cette traversée une calme promenade !

Quelques chutes de ci de là, je perds le panier d’un bâton dans une montée récalcitrante, je jure, je peste, je hurle comme un dément ; Contre le vent qui n’a de cesse de me gifler, contre la neige trop profonde, contre les kilomètres qui s’étirent trop loin. Mais j’avance, encore et toujours, sans désespérer et surtout sans renoncer ; Je ne sais pas renoncer. Je me rappelle dans ces moments là que je me suis promis de toujours me battre jusqu’au bout pour ce qui en valait la peine ; Et ça en vaut clairement la peine ! Il n’y a pas à dire, sur les skis comme dans la vie, je ne suis pas fait pour abandonner.

Épuisé, j’éprouve un mal fou à m’installer le soir venu ; A chaque coup de pelle à neige, je suis pris de vertiges et de maux de tête, et j’ai aussi de longues absences en montant la tente et en m’installant à l’intérieur. Pour le coup, avoir développé un canevas si strict à mes fins de journées me permet de palier à l’absence d’énergie et de faculté de réflexion ; La ritualisation du camp est une obligation, et une base solide à posséder, j’en suis convaincu.

Le jour décline lentement

Néanmoins, en ouvrant mon petit carnet de notes, je souligne que, malgré les difficultés, depuis le premier jour, rien n’a changé à mon humeur : je suis toujours heureux et reconnaissant d’être là ! J’ose quand même caresser l’espoir d’un lendemain un peu plus « facile ».

La nuit est glaciale, le ciel, parfait, et le sommeil, profond.

Et effectivement, lorsque démarre cette autre matinée, les conditions se sont améliorées ; Par -15 degrés et sous un vent assez soutenu, je poursuis mon odyssée blanche. Le temps reste quant à lui plutôt gris, même si un rayon solaire réussit sporadiquement à trouer l’épaisse cloche de nuages.

Lorsque viennent les deux dernières heures du jour, le ciel s’ouvre, révélant une ambiance et des couleurs merveilleuses.

Féerie polaire

Dimanche matin, moins d’une demi heure après mon départ et dès le début d’une longue montée, je me retrouve à nouveau en pleine tourmente ; La première demi journée fut un « jour blanc » complet, la 3ème journée le fut en grande partie, et désormais, j’entame une nouvelle avancée à l’aveugle et en plein blizzard.

Avec 60 à 80km/h d’un vent de face, et avec pour seul repère le visage impassible du « patron » qui me fixe à l’avant de mes spatules (Le portrait d’Amundsen y est gravé, et donne l’étrange impression de me juger en permanence), je le sens, ça ne va pas être si facile. Peu après 13 heures, je retrouve un refuge du parc ; Il m’offre un mur contre les éléments, pendant que je me restaure et évalue la météo pour les heures à venir.

Glaces infinies

Le vent devrait forcir jusqu’au soir, puis retomber. Je décide donc de poursuivre en avant, en gardant espoir que les rafales se calment sous peu, pour aller monter mon camp en sécurité de l’autre côté du lac, moyennant un bon mur de neige.

Une heure plus tard, prostré sous les assauts de la tempête, je renonce à poursuivre en cette direction ; Les efforts que j’ai fourni pour avancer dans ces conditions épouvantables ont conduit à une sudation importante, et les températures chutent maintenant graduellement. Le vent fort et continu venant accroître les risques, je fonce clairement droit vers l’hypothermie, et il va rapidement me falloir me mettre à l’abri pour éviter de fâcheuses conséquences.

Je fais demi tour en maugréant, me consolant seulement avec le souffle qui désormais pousse dans mon dos. Une heure plus tard, j’érige ma tente contre un bâtiment du refuge, et, dès lors, le blizzard ne fera que de baisser en intensité ! Frustrant, mais c’était le seul choix raisonnable.

Le repas et le thé du soir ne me réchauffent pas, et je continue à grelotter dans le sac de couchage, malgré les températures « raisonnables » qui stagnent autour de -12 degrés au dehors. Fort heureusement, au réveil, je semble avoir totalement récupéré.

Un soir au refuge

C’est une journée physiquement éprouvante qui s’avance ; Hier a laissé des traces notables dans les jambes, et le bas du dos a aussi eu droit à son lot de tensions et de contraintes, et me le fais savoir. Mais comme toute journée difficile, celle-ci se termine ; Assis au coin du réchaud, je scrute avec attention et angoisse les nouvelles prévisions météo qui arrivent sur mon appareil GPS ; Ce ne sont pas vraiment de bonnes nouvelles que j’ai sous les yeux.

Je suis supposé finir mon parcours Vendredi matin, si tout va bien, au Sud du Parc ; Néanmoins, mon plan est en péril : il me reste beaucoup de kilomètres à faire, mais surtout, il se profile une forte dépression dès Jeudi.

Les prévisions sont les suivantes : de lundi à mercredi, beau temps ; Puis 120km/h de vent et 30cm de neige jeudi, 100km/h de vent et 25cm de neige vendredi… Peu engageant !

Désormais, seules deux options s’offrent à moi :

Soit je renonce à ma traversée, et je réalise une diagonale vers le Nord-Ouest depuis ma position, en trois jours et environ 35km. Je vais retomber sur la seule route du coin, d’où je pourrais sans mal rejoindre la civilisation.

Soit je m’engage totalement dans ma traversée. C’est une voie sans retour : je devrais accélérer le pas les 3 prochains jours pour me rapprocher au maximum de la sortie que j’ai choisi, et je n’aurais pas d’issue de secours. Je serais en mesure d’attendre sous la tempête, et de terminer entre vendredi et dimanche au besoin. Aucune marge d’erreur possible, pas de demi tour salvateur, aucun filet de sécurité.

Dernier ticket : un aller simple

Tout me hurlait désormais de faire demi-tour, d’arrêter là cette folie. Tout pointait en direction d’une catastrophe, ou sinon d’un échec. Mais depuis quand étais-je devenu Homme de raison ? Depuis quand n’avais-je pas le courage de croire en moi ? Au diable la raison ! Je veux choisir la folie.

Je me laisse jusqu’au petit matin pour décider, et revérifier les prévisions météo ; Ces dernières ne changent pas d’un iota. Je fais le choix, malgré tout, de poursuivre vers mon projet initial, pourtant déjà allègrement semé d’inconnu et d’aléas.

Je pourrais toujours faire demi tour demain, en dernier recours, même si il faudra mettre les bouchées doubles pour pouvoir m’extraire vers la route au Nord-Ouest. Je me sais également suffisamment solide mentalement pour m’enfoncer dans une autre tempête, attendre, et terminer les derniers kilomètres de quelque manière que ce soit. J’ai toute confiance en mon physique pour encaisser les trois grosses journées de ski à venir, et avancer en toute neige aussi longtemps que nécessaire.

Je suis ici le seul maître à bord, le seul à décider, et je serais le seul à subir les conséquences de mon choix. Je le fais consciemment, et j’accepte dès lors d’aller, potentiellement, droit dans un mur ; Je ne compte pas compromettre ma sécurité, mais je pense être encore relativement loin de la limite d’un danger que je ne pourrais plus maîtriser.

Aube bleue

Ainsi je pars, lundi matin peu avant 9 heures, à un rythme soutenu ; Le temps est clair, le ciel plutôt bleu, et le vent plutôt timide. C’est une longue journée de ski plaisir, avec une bonne neige, un bon kilométrage, et des paysages merveilleux. J’en oublie littéralement ma légère inquiétude quant à ce qui m’attend jeudi.

Pour cette seule journée, le voyage était nécessaire ; Pour vivre une poignée d’heures éternelles au milieu d’un décor sans fin ; L’imaginaire carbure à plein régime, le sourire revient sans cesse se poser sur mon visage gelé. C’est toujours intense, mais c’est follement beau.

Ces quelques instants n’appartiennent qu’à moi, et se suffisent à eux mêmes. Debout dans ces immensités, je ressens un bonheur parfait, et une liberté absolue.

Déjà le soleil décline à l’horizon, et à 17 heures, je fais mon nid au milieu des teintes de bleu, de mauve et de rouge qui dansent encore dans le ciel. Je mange comme un roi, et dors du sommeil du juste ! Dans mon carnet de route, que je tiens quotidiennement, je consigne toujours mes sensations et mes pensées, plus que de vulgaires données brutes. Oui, j’ai fais x kilomètres pendant x heures, il y avait x mètres de dénivelé, et il faisait x degrés le matin au dehors… Ça n’a aucune importance.

Crépuscule bleu… et rouge !

J’écris notamment ces quelques lignes :

« Je ne suis pas venu impressionner un quelconque public, qui m’est de toute façon inconnu et indifférent, et je ne suis pas venu réaliser un exploit ou battre un record ; Je suis parti en Norvège en quête de ressenti, et d’émotions. Je ne sais pas si il y a encore un public pour ces aventures qui n’offrent ni performance significative, ni recherche scientifique, ni auto-justification qui trouverait grâce aux yeux de la société ; Pour ces voyages sans but, sans rayonnement médiatique, et qui ne sont destinés finalement qu’à combler mon seul bonheur. Je sais en revanche quelles raisons me poussent à réaliser mes rêves, et elles ne souffrent d’aucun besoin de reconnaissance ou de validation, c’est une certitude. Ici, au milieu des glaces infinies, au creux des tempêtes et au cœur des montagnes, j’ai trouvé ce que j’étais venu chercher. »

Le cahier de notes rangé, je me glisse dans le duvet jusqu’au petit matin du 7 février. C’est aujourd’hui une étape cruciale, car je choisi définitivement d’être fidèle à la traversée que j’avais imaginé ; Je m’engage sur une voie sans retour.

Les prévisions n’ont pas vraiment évoluées, et je me retrouve avec une journée plutôt calme d’un point de vue météo, même si, encore une fois, je subirais plusieurs fois un « jour blanc » total sur le chemin.

La pulka est moins lourde qu’au début, pourtant l’effort consenti pour la mouvoir (et me mouvoir avec) me semble toujours ridiculement difficile. La mi-journée s’annonce d’ailleurs retord, car il s’agira de remonter une pente très raide, après déjà douze kilomètres de mise en jambe ; Je souhaite simplement pouvoir trouver un moyen de grimper à skis, et non à quatre pattes ! À 13 heures, devant l’obstacle, je suis effectivement impressionné (rebuté !) par son inclinaison.

Au lointain chemin

Impossible de remonter ça sur les skis, même sans pulka… Mais un système de couloirs obliques, plus à droite, me permet d’imaginer un itinéraire bis pour faire jonction avec ma trace. Je dois sérieusement m’employer, et souvent m’arrêter pour récupérer mes forces, mais j’arrive finalement en haut sans perdre trop de temps. Il me reste 3 bonnes heures à skier jusqu’à la tombée de la nuit, et je m’attelle à progresser le plus possible, jusqu’à une crête plutôt accueillante que j’aménage pour y séjourner ce soir.

Vers 20 heures, le vent secoue la tente de plus en plus fort. A l’intérieur, moi aussi, je suis bien secoué : la tempête est finalement annoncée avec de l’avance, et va s’abattre furieusement dès demain matin sur ma position.

On y est ; J’ai pris un dernier ticket, aller simple, et maintenant, je vais droit dans le mur.

La fin de la route

Le cadran situé au dessus de ma tête indique 20 heures et 05 minutes ; Le silence est désormais presque total, mais, malgré la forte fatigue, je reste en éveil, sur le qui-vive. J’entends mon coeur battre assez fort, j’entends ma respiration. J’ai la désagréable sensation d’assister à cette scène depuis l’extérieur de mon corps, totalement absent et détaché.
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Dans la cabine de l’ambulance, chauffée à 23 degrés, Markus, visiblement inquiet, me demande une nouvelle fois si tout va bien. Branché au moniteur à ma gauche, je regarde les lampadaires remplacer les étoiles, et la route grisâtre, les étendues de neige. Pour le moment, je vais bien, enfin je crois.

Il n’est plus question de « performance » et de distances. Je suis actuellement stationné sur une pente exposée au vent et aux accumulations ; Mercredi, j’aurais 80km/h de vent au plus faible de la journée, et probablement 100km/h en continu au plus fort. Très clairement, cela signifie qu’il vaudrais mieux ne pas sortir, et ne pas s’aventurer dans des espaces où l’orientation est naturellement très difficile.

Cela augure d’une journée à zéro visibilité, à température ressentie très basse, et à progression dangereuse. Néanmoins, je suis en fâcheuse posture là où je suis ; Je peux certes « bétonner » mon camp, et attendre, mais l’endroit n’est pas sur. Je peux aussi tenter une sortie en pleine tempête, et rejoindre un refuge 6 kilomètres plus loin, en passant un col voisin.

Dernier bivouac avant la fin du monde

C’est l’option que je choisis ; Car, même si je me suis refusé à utiliser les refuges, voir à les approcher, il n’est pas question de jouer avec ma sécurité. La prévision est limpide : mercredi, vent uniquement, conforme à ce que j’ai écrit plus haut ; Jeudi, 120km/h ou plus, et 40cm de neige ou plus ; Vendredi 100km/h ou plus, et 30cm de neige ou plus. Puis un redoux conséquent qui fera grimper les températures à +5°C, dès samedi matin et au moins jusqu’à dimanche inclus.

Si j’arrive à rejoindre le refuge, il me restera une dizaine de kilomètres pour m’extraire là où je le veux (et peux). C’est aussi et surtout une question de survie : un abri en dur pendant une tempête qui se prolonge ou qui s’amplifie pourrait me sauver la vie.

Mercredi à 8 heures 30, je quitte mon dernier camp, sans retour possible.

Dès mon arrivée au fond du vallon, le vent se lève brutalement. Encore une fois, je vais remonter au col face aux éléments déchaînés, mais cette fois ci, la violence du vent couplée à la désorientation totale vont me mettre à cran et à rude épreuve. Le masque gèle dès le début, et je ne vois les rochers que lorsque mes skis les touchent, je tombe régulièrement car il m’est impossible de savoir ou de sentir si je viens de m’arrêter à plat ou en dévers, et les rafales monstrueuses me mettent à l’arrêt ou me repoussent un nombre incalculable de fois.

Vers l’infini, et au delà ?

Le vacarme est déstabilisant, inquiétant. A force d’auto persuasion et d’efforts violents, j’arrive à me hisser au col en un peu plus de deux bonnes heures ; Aucun changement de l’autre côté, je ne vois absolument rien, et ne sent pas venir les pentes ou les variations d’adhérence. Il m’est impossible de m’arrêter plus de quelques secondes sans ressentir le froid me saisir.

J’entame à peine la bascule de l’autre côté, que je ressens soudain une brusque prise de vitesse sous mes carres. Je n’ai rien le temps de faire, sinon de tenter de planter mes deux bâtons légèrement en aval pour me « freiner » sans savoir si cela va avoir l’effet escompté ou non.

D’abord, le vide. Ensuite, le choc.

Je retombe lourdement sur le sol, et, dans l’instant, ma pulka chargée à plus de 55 kilos vient se planter dans mon dos de toute sa force. Je n’ai heureusement pas perdu conscience, et je n’ai pas de douleur vive ; Je reste très calme, et déjà mon rythme cardiaque est revenu à un niveau modéré et stabilisé ; Aussi j’en profite pour faire le point.

Je viens de sauter une corniche de neige, de 2 mètres environ, sans la voir arriver et sans pouvoir m’y préparer. Lucide, je bouge mes membres, et essaye de me redresser. J’évalue les dégâts : contusions, peut être une légère entorse, pas de restriction de mobilité, pas de soucis respiratoire, pas de perte de connaissance ou de vertiges, douleurs modérées au dos et à l’épaule, pas de vêtement déchiré ou de sensation de sang qui s’écoule. C’est positif.

Par contre, le brancard rigide de ma pulka est détruit. Il s’est replié entre mon dos et la barquette, et a littéralement explosé sur deux de ses tubes. Je le démonte, et vérifie les filins en acier ainsi que les points d’attache ; Tout tient, et le fond ne semble pas avoir été endommagé, je peux continuer.

Isolement

Néanmoins, j’ai maintenant un sérieux problème ; Le terrain est en pente descendante prononcée, et je n’ai plus de retenue entre ma barquette et moi. Je me fais malmener, renverser dans tous les sens, dès qu’elle décide de partir dans mes jambes ou à pleine vitesse sur mon côté ! L’absence totale de repères, de visibilité et de sensations crée un véritable danger. Si je suis entraîné vers une verticalité plus prononcée, ou vers des rochers invisibles, l’issue risque d’être dramatique.

Pendant les deux heures et demi de cette pénible et interminable descente, je réfléchis calmement. Est-ce raisonnable d’envisager une suite à cette journée ? Dois-je solliciter une évacuation au regard des conditions et de la chute ? Je ne trouverais la réponse qu’une fois au refuge. Je refais une estimation météo : aucun changement, la très grosse tempête va rester sur ma position.

L’équation est simple : je suis bloqué jusqu’à samedi matin par la tempête et les fortes précipitations à venir, avec un cumul de neige minimal annoncé entre 70 et 80cm en 48h ; J’ai deux jours de nourriture, que je peux répartir, mais pas à l’infini ; A partir de samedi, il y aura encore du vent puissant, et les températures en forte hausse laissent craindre un risque d’avalanche majeur, d’autant que les derniers kilomètres se font dans des pentes très exposées ; In fine, si je dois déclencher un secours plus tard, ceux qui voudront bien vouloir m’extraire vont alors prendre des risques énormes. Et il y a de la casse matérielle, handicapante, et des bobos qui semblent légers mais dont je peux très bien, pour l’instant, ne ressentir que les prémices.

Encore une fois, seul face à mes choix, il convient de rester lucide et objectif, et d’évaluer avec précision les conséquences.

Lorsque je franchis le seuil du refuge pour m’y mettre à l’abri, les rafales dépassent les 100km/h. Je ne crois pas aux miracles, et il est hors de question de compter sur la chance ; Pas ici, pas dans ces conditions, et certainement pas en solitaire. Empli d’une frustration sans borne, à 13 heures 30, je déclenche un S.O.S. depuis mon appareil satellite.

Jusqu’au boutiste, dans la tempête, jusqu’au bout. Photo by Stephen Blakeway

Je suis terriblement contrarié de ne pas pouvoir faire les maigres derniers kilomètres prévus, debout sur mes skis. Mais si quelqu’un doit venir m’aider à franchir ce mauvais pas, je préfère qu’il ait le choix du créneau et des moyens, plutôt que de devoir créer une situation d’urgence par mon obstination stupide. En tout cas, je le vois ainsi. Je fais un choix qui n’en est pas vraiment un ; Un choix de raison, pas de coeur. Mais finalement, le seul choix qui puisse se concevoir à cet instant.

A 19 heures Mercredi soir, 4 motoneiges de la Croix Rouge Norvégienne viennent à ma rencontre, et me tirent hors de ce monde de glace ; A 22 heures, après mes examens à l’hôpital d’Odda, on m’annonce que je ne semble pas présenter de blessure particulière. Les mots du médecin sonnent le glas de ma traversée solitaire du Hardangervidda. Je prends de plein fouet la réalité, et l’échec que cela représente à mes yeux, j’ai honte, j’ai mal, je suis en colère ; Je fais le deuil de cette aventure si belle, qui se termine en un appel au secours lamentable.

Néanmoins, ce soir là dans ma chambre d’hôtel, ce qui revient déjà et sans cesse c’est l’engagement absolu qu’il m’a fallu assumer jusqu’au dernier moment, le terrain complexe, la météo qui ne m’a pas épargné, et certaines journées qui ont été des luttes sans merci contre la montagne et ses fureurs. Je m’aperçois aussi que malgré tout ça, les paysages oniriques et la sensation de liberté totale laissent encore à mon rêve toute sa beauté, intacte.

Bouffée de liberté absolue

Je crois que d’être resté fidèle à la conception que je m’étais faite de ce voyage aide grandement à en conserver cette image quasi intacte, de pureté, d’élégance, d’engagement, et d’autonomie exacerbée. Je sais avoir fait tous les bons choix, dès le début, dès la préparation du projet, et les avoir assumé jusqu’à la toute fin ; Je n’aurais jamais besoin d’enjoliver cette aventure – comme celles qui l’ont précédée – pour me convaincre de son importance à mes yeux, et de sa place dans ma vie. C’est bien là tout le sens que je voudrais voir accolé à chacun de mes rêves !

Du Hardangervidda, j’en retiendrais une expérience hors du temps, un défi de tous les instants, et une aventure d’une beauté et d’une intensité sans commune mesure ; Combien il a été fascinant d’évoluer là bas, sans jamais croiser la moindre trace de vie ! Je regrette profondément l’issue, et pourtant, rentré depuis seulement quelques jours en France, je m’accroche maintenant à tous ces moments incroyables que j’ai pu vivre.

Je garde en mémoire que, les années passées à cette période, il y a eu des évacuations prématurées, des grosses blessures, des gelures, des gens qui ont fait demi-tour prématurément, pris au dépourvu face à la violence des éléments… J’ai eu le privilège de mieux m’en tirer, et d’y avoir vécu une expédition hors norme ; J’en suis reconnaissant, et je me rappelle aussi que, pour pouvoir vivre d’autres aventures, il faut d’abord revenir vivant.

Lorsque sort cette dernière phrase de ma bouche, cela déclenche quelques réactions chez mes interlocutrices ; Charlotte me regarde fixement, et laisse échapper un rire nerveux, tandis que Yasuyo me prend dans ses bras et me dit très gentiment « Nous, on est très contents que tu sois revenu ».

Alors seulement, je réalise que j’ai fini d’une seule traite mon histoire, et mon verre par la même occasion ; Je réalise également que je suis, moi aussi, très content d’en être revenu.

Post Scriptum :

  • Un grand merci à Stephen pour les photos, notre discussion sur le quai de Finse, et l’aimable autorisation de publier ces quelques images.
  • Un immense merci aux sauveteurs de la Croix Rouge mobilisés dans des conditions épouvantables pour faire jonction et m’extraire de la tempête, avec un sang froid et une maîtrise totale ; Au personnel ambulancier et médical pour leur amabilité, leur disponibilité et leur professionnalisme. A tous ceux rencontrés qui ne m’ont ni jugé, ni dénigré pour avoir entrepris de poursuivre un rêve risqué.
  • Et enfin, toute ma gratitude à Yasuyo et Charlotte pour m’avoir aidé – peut être sans le savoir – à dépasser ma peur des mots, et ma grande frustration. Le temps d’une soirée qui n’est due qu’aux hasards des rencontres, j’ai eu la joie de vivre une bulle de bonheur en bonne compagnie.